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JESUS CHRIST


altèrent trop profondément les récits primitifs pour qu’on puisse utiliser les pièces sans de grandes et minutieuses précautions. Tels se présentent à nous un bon nombre d’Actes des martyrs, comme ceux de sainte Agathe[1] ; tels plusieurs évangiles apocryphes du IIIe siècle, ou encore les Fioretti de saint François d’Assise.

Nous mettons le pied sur un terrain plus ferme avec les narrations fondées en majeure partie sur des écrits ou traditions dignes de foi. Mais, nonobstant la sincérité de l’écrivain, des légendes assez nombreuses se sont glissées parmi les traits authentiques ; par suite de l’éloignement dans le temps ou l’espace, la couleur du récit est surtout l’œuvre du narrateur ; les événements anciens ou lointains sont interprétés à la lumière de l’époque et du milieu où se meut l’historien. De là une « idéalisation », qui comporte d’ailleurs bien des degrés. Les Histoires d’Hérodote, la Germanie de Tacite, les derniers livres de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, et bon nombre de lies anciennes des saints offrent des spécimens notables de ce genre de documents.

26. — Au-dessus de ces sources, d’une valeur historique incontestable, mais fort délicates à utiliser par suite de la prévention générale qui pèse sur de nombreuses parties du récit, voici enfin des écrits dus intégralement à des témoins oculaires — que le témoin soit le narrateur en personne, ou que celui-ci emploie des traditions et documents de première main. Recueillis dans un but d’enseignement, d’édification, ou d’information désintéressée, ces récits ont été mis par écrit avec un souci réel de la vérité historique. et à une époque très proche des faits relatés. Ils gardent la couleur du temps, des mœurs, des institutions, des habitudes de langage propres à cette époque. Ils contiennent parfois (et c’est un indice précieux) des traits difficiles, inattendus, contraires en apparence au but général du narrateur, mais qu’imposait à celui-ci l’état de ses souvenirs ou de ses sources. Il en va ainsi par exemple pour une partie des œuvres de Flavius Josèphe, pour les Histoires de Tacite, pour les Actes des saintes Perpétue et Félicité, ou ceux des martyrs de Lyon, la Vie de S. Cyprien par le clerc Pontius. Plus près de nous, les Vies de saint François d’Assise par Thomas de Celano, de S. Thomas d’Aquin par Guillaume de Tocco, les récits de Joinville sur saint Louis.

Parfois l’historien donne à son œuvre un caractère décidément professionnel et, comme on dit de nos jours, « scientifique ». Il énumère et discute ses sources. De ce genre d’ouvrages, fort exceptionnel aux temps antiques, on a un spécimen approché dans la fameuse histoire de Thucydide sur la Guerre du Péloponnèse ; les écrits de saint Luc sont ceux qui s’en rapprochent le plus parmi nos livres canoniques. Mais l’auteur n’a pas, le plus souvent, de ces scrupules de méthode, et raconte simplement ce qu’il a vu ou retenu. Les actes et paroles qu’il rapporte gardent — en dépit de la liberté de sa rédaction, de l’absence habituelle de références, des nuances que son caractère, ses habitudes d’écrivain.ses préoccupations doctrinales impriment au récit — une couleur et un relief tout à fait rassurants.

27. — C’est dans ce genre qu’il faut ranger nos évangiles synoptiques et les Actes des apôtres. Aux raisons de le faire qui ressortent des détails rappelés plus haut, sur l’époque de composition de nos livres, la continuité des traditions qui les garantissent, l’état des institutions, mœurs et coutumes qui y sont décrites, la comparaison des doctrines qui y sont enseignées avec celle des églises évangélisées par saint Paul, la beauté surprenante et l’originalité du portrait de Jésus qu’ils nous livrent — s’ajoute un indice dont bien peu de documents anciens offrent l’équivalent. Traitant du même sujet dans des vues analogues, mais différentes, œuvre d’écrivains très divers de tempérament et de tendance, les évangiles synoptiques ne portent pas trace d’une harmonisation postérieure détaillée. Leur comparaison approfondie révèle des divergences menues mais extrêmement nombreuses, et parfois très notables, qui çà et là n’offrent aux « concordes » que des solutions probables[2]. C’est là une marque inestimable de leur indépendance, et une contre-épreuve très appréciable de leur accord sur la substance des faits.

28. — Les critiques les plus judicieux, catholiques, anglicans et protestants conservateurs, sont d’accord avec nous là-dessus. Mais il y a plus. Bien que l’immense majorité des critiques rationalistes adjuge nos documents au genre décrit à l’avant-dernière place, ils ne font pas difficulté de leur reconnaître une historicité substantielle qui les y classe au tout premier rang, F. Ch. Baur allait déjà plus loin en ce sens que D. F. Strauss. Renan avoue que « l’évangile de Marc est moins une légende qu’une biographie écrite avec crédulité ; … tout est pris sur le vif ; on sent qu’on est en présence de souvenirs[3] ».

Depuis, les critiques libéraux ont avancé dans cette voie. L’un des plus autorisés, M. A. Julicher, après avoir remarqué justement que les récits des Synoptiques nous laissent beaucoup à désirer, par suite de leurs lacunes, ajoute : « Ce qu’ils savent et racontent est un mélange de poésie et de vérité[4]. » D’après lui, les paroles de Jésus seraient souvent rapportées à peu près, nuancées à la couleur de l’esprit des narrateurs ; et, de même, un bon nombre de détails seraient exagérés, inexacts ou simplement légendaires. En conséquence, il exige qu’on tienne compte, dans l’appréciation d’un fait ou d’une parole, de la place occupée par ce fait ou cette parole dans les « sources » de notre tradition synoptique actuelle. Il n’en maintient pas moins dans l’ensemble la haute supériorité de cette tradition sur toutes les autres (supériorité que les récentes et radicales études de J. Wellhausen auraient rendue plus éclatante que jamais)[5]. Il loue le « grand tact de l’Eglise » qui a choisi, parmi les évangiles écrits, les meilleurs et même les seuls bons[6]. Il formule ainsi son jugement d’ensemble :

« Les évangiles synoptiques sont d’une valeur inestimable, non seulement comme livres d’édification religieuse, mais comme sources de l’histoire de Jésus, Si grande qu’il faille faire la part de l’incertain dans leurs notations de détail, l’image du Prédicateur de l’Evangile qu’ils laissent au lecteur est, dans l’ensemble, une image fidèle. Brandt ne dit rien de faux, mais il ne dit pas assez, quand il nomme l’image du Christ synoptique la plus haute floraison de la poésie religieuse. Le service particulier des Synoptiques gît en ce que, nonobstant toutes les touches « poétiques », ils ont non pas repeint un Christ pour l’histoire, mais légué le Christ à l’histoire[7]. »

  1. Paul Allard, Histoire des Persécutions, Paris, 1886, II. p. 301 sqq.
  2. On peut s’en rendre compte en étudiant l’excellent ouvrage de sir John Hawkins, Horæ Synopticae 2, Oxford, 1909.
  3. Les Evangiles 2, Paris, 1877, p. 118.
  4. « Aber die Syn. wissen von Jesus nicht nur für unsre Wünsche viel zu wenig : was sic wissen und erzahlen, ist ein Gemisch von Wahrheit und Dichtung ». On notera l’al&shy ; lusion au titre des Mémoires de Goethe, Einleitung in das N. T. 6, 1906, p. 325.
  5. Ibid., p. 341.
  6. P. 342.
  7. P. 328.