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Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 4.djvu/87

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PRAGMATISME

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apparaissait évidemment comme se suffisant à luimême ; or, c est tout le contraire, comme le prouve surabondamment l’histoire de la philosophie, qui nous montre le problème des origines sans cesse agité. Quant à la prétention de regarder exclusivement vers l’avenir pour trouver l’explication des choses, elle est insoutenable, et si les pragmatistes y étaient fidèles en pratique, elle ruinerait leur méthode. Cette méthode consiste à former des plans et à les essayer. Or, qui dit plan, dit une combinaison nouvelle, sans doute, mais d'éléments anciens. Un plan n’est pas une création ; il est fait, pour une large part, de souvenirs, inspiré par l’expérience du passé. Le plus téméraire des desseins n'échappe pas à cette loi. C’est donc le passé qui importe pardessus tout, car c’est dans la connaissance plus ou moins parfaite qu’on en a, que résident les chances de succès des plans formes.

Nous n’aurions pas d’idée de l’avenir, si nous n’avions déjà celle du passé ; la première est, pour ainsi dire, la projection de l’autre par l’imagination. Pour prévoir, autant que possible, ce qui arrivera, il faut savoir ce qui s’est déjà passé. Cela ne veut pas dire qu’il ne se produise rien de nouveau dans le monde, mais cela prouve que ce n’est pas sur le nouveau que nous pouvons tabler. Si tout, à chaque instant, était nouveau, la mélhode pragmatiste, pas plus qu’aucune autre, ne pourrait nous servir. Ce sont les successions régulières des phénomènes qui fondent la science et en assurent le pouvoir : toute sa force réside dans le passé garant de l’avenir.

La question des origines importe donc au plus haut point. Savoir d’où vient le monde est une condition indispensable pour connaître ce qu’il est, non pas à la surface, mais dans son être intime ; quelles sont ses lois les plus profondes.ee que nous pouvons finalement en attendre. Les principes qui ont donné naissance à un être sont aussi ceux qui le conservent et qui le développent. La lumière n’est pas en avant, mais en arrière ; croire le contraire, c’est être dupe d’une illusion. Parce que ce sont les expériences futures qui découvriront les lois encore inconnues, on s’imagine que la clarté que projetteront ces expériences relève de l’avenir. Mais les expériences seules sont futures, les lois qu’elles révéleront existent déjà, ont toujours existé, sinon telles qu’elles se présenteront, du moins dans la virtualité des grandes lois de l’univers posées dès l’origine et dominant son évolution.

Le pragmatisme, par le principe de sa méthode, loin de marcher vers la lumière, s’empresse donc de lui tourner le dos. C’est là une de ses erreurs fondamentales. Une autre eonsiste dans la confusion des « valeurs » de vrai et de bien. Le vrai, dit James, est une espèce du bien, et M. Schiller parle dans le même sens. Toute théorie qui fait de la pensée un instrument dont le rôle essentiel est de servir directement les desseins formés par l’homme, adopte ce point de vue. Une idée vraie est alors celle dont les conséquences sont bonnes.

Les pragmatistes se sont plaintsqu’on ait déformé leur pensée, en donnant de ce principe une interprétation grossière et matérielle, en leur faisant dire qu’il fallait apprécier ces bonnes conséquences d’un point de vue alimentaire, en quelque sorte (bread and butter conséquences). Ils ontsupplié leursadversaires de leur faire la grâce de supposer que les pragmatistes avaient, eux aussi, quelque largeur d’esprit et quelque noblesse de vues. Bonnesconséquences, observent-ils, doit s’entendre de toute espèce de conséquences heureuses : conséquences physiques, intellectuelles, morales, sociales, conséquences non

Tome IV.

d’un moment, ni même d’un jour, mais conséquences durables dont le bienfait s’alfirme à la longue (in the long run). Donnons au principe toute cette ampleur, en sera-t-il amélioré? Nullement, car le vice n’en consiste point dans la nature propre de telle ou telle conséquence, mais dans le fait que le bien est présenté comme la marque du vrai et même comme constituant le vrai.

Si ce principe est juste, d’où vient que nous avons deux termes pour exprimer une seule et même chose, termes que le sens commun ne regarde point comme synonymes ? Et si l’un de ces termes n’est pas superflu, il faut donc en conclure qu’il exprime un aspect distinct de celui qui est signifié par l’autre. Prenons d’abord le problème de l’extérieur. Un signe nous permet de séparer le vrai du bien. Il peut y avoir un bien individuel, il n’y a pas devrai individuel. Dissipons immédiatement une équivoque. Un homme de génie peut être seul, à un moment donné, à percevoir une vérité ; la connaissance de cette vérité lui est propre, mais cette vérité n’est pas pour autant relative à sa personnalité, à ses désirs, à ses idées. La preuve en est que cette vérité deviendra le partage de tous les esprits qui en auront perçu les raisons ou l’auront acceptée sur l’autorité des savants. La vérité est essentiellement collective ; au contraire, le bien peut être individuel. Tel homme trouve son bien à voler, à tuer son prochain, — imaginons quelque chose de tout à fait singulier, — à commencer son repas par le dessert et à finir par le potage. Ne dites pas que ce n’est pas un bien pour luijc’est un bien, puisqu’il y trouve une satisfaction. Vous pouvez affirmer que ce n’est pas son véritable bien, mais ceci est un tout autre point de vue. Dès lors que vous introduisez l’idée de vrai dans le domaine du bien, vous donnez à entendre qu’il faut, pour apprécier les valeurs de ce dernier ordre, faire appel à autre chose qu’une disposition individuelle de cet homme, à une règle qui le dépasse et vaudra non seulement pour lui, mais pour ses semblables. C’est ainsi qu’on peut affirmer sans contradiction que c’est un bien pour tel homme de mentir en telle occasion, mais que son véritable bien, c’est de ne jamais mentir, règle qui vaut non seulement pour lui, mais pour tout être moral.

La différence fondamentale entre levrai et le bien, dont celle-ci n’est qu’un signe, ne peutêtre cherchée uniquement dansl’homme, puisque, considéré abstraitement, le bien est une valeur aussi universelle que le vrai, et que les hommes se ressemblent par leurs caractères spécifiques ; que, d’autre part, si tout dépendait du sujet, l’individualité devrait exercer son influence dans l’ordre du vrai, comme dans celui du bien. C’est donc du côté de l’objet qu’il faut nous tourner, ou plus précisément, il faut considérer le genre de rapport que le sujet soutient avec l’objet dans les deux cas. La connaissance, qui se rapporte essentiellement au vrai, consiste à posséder en soi d’une certaine manière, c’est-à-dire, sous forme de représentation, les caractères de l’objet connu, que ces caractères soient, ou non, utiles au sujet, qu’ils lui agréent, ou non. Pour qu’il y ait connaissance, il suffit que ces caractères soient présents dans l’esprit de cette manière. Quand il s’agit du bien, il en va tout autrement. Est bien tout ce qui est désirable, n’importe comment. Et d’où provient le désir ? Non pas précisément de l’absence dans le sujet d’une qualité que possède l’objet, mais bien du sentiment quecetle qualité lui manque. Ce sentiment lui-même est fondé sur la proportion entre le caractère de l’objet et les dispositions présentes du sujet. Donc, dans l’idée du bien, les dispositions du sujet entrent comme élément essentiel. Il est bon de s’as-