Aller au contenu

Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 4.djvu/879

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

1745

TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

1746

que faites-vous sur mon domaine ? De quel droit, Marri >n, viens-tu faire des coupes dans mes bois ? Qui t’autorise, Yalentin, à détourner l’eau de mes sources ? et toi. Apelle, à déplacer les bornes de mon héritage ? et vous autres, à y semer et à y conduire vob troupeaux ? Je suis chez moi, j’ai des titres anciens ; ils remontent aux origines mêmes de ce domaine. Je suis l’héritier des Apôtres. Leur testament, leur lidéieommis, mon serment, garantissent mon droit. Retirez-vous : ces mêmes Apôtres vous ont, de tout temps, déshérités, reniés, comme des étrangers, comme des ennemis. Etrangers, ennemis des Apôtres, les hérétiques le sont pur la diversité de leur doctrine, que chacun d’eux s’est faite contre les Apôtres, en produisant ou recevant des dogmes de son choix.

Celte assimilation des Ecritures chrétiennes à une propriété privée constitue le trait le plus original de l’argument de prescription, forgé par Tertullien pour la lutte contre l’hérésie. Arme défensive et offensive, dont l’apparente rigidité ne s’oppose pas au progrès dogmatique, pourvu qu’on la manie avec une certaine adresse, dont il faut avouer que Tertullien a manqué parfois. Car, d’une part, nous le voyons en garde, plus même qu’il ne convient, contre les indiscrétions possibles de la recherche scientifique ; d’autre part, ses derniers écrits donnent le spectacle d’une évolution inattendue, par laquelle il évacue ses premières positions et dément les principes fondamentaux de son orthodoxie.

Le besoin d’approfondir les enseignements du christianisme tourmentait dès lors plus d’un esprit actif, et Tertullien s’était trouvé en demeure de se prononcer dans le conflit, éternellement actuel, entre la foi et la science. Il l’avait fait avec une certaine humeur, et un dédain mal dissimulé pour ces chercheurs qui veulent en savoir plus long que leurs maîtres. C’est encore le traité De la prescription, qui nous livre sa réponse (vin-x). Fatigué d’entendre répéter autour de lui la parole évangélique :

« Cherchez et vous trouverez », le rude polémiste

proteste contre l’abus qu’on en fait. Cette parole, que le Seigneur prononça au début de sa prédication, avant que saint Pierre l’eût confessé publiquement comme Fils de Dieu, était un appel aux incrédules ; ce n’est pas un mot d’ordre pour les croyants. Chercher est bon pour qui n’a pas trouvé ; à qui possède, ce n’est plus permis. Le croyant qui continue de chercher devient un renégat (negat^r), envers sa propre croyance. Sans doute, il y a recherche et recherche ; trop souvent on cherche dans le camp des hérétiques, et par là on se rend complice de l’hérésie ; maison peut aussi chercher dansla vérité, sansébranler la règle immuable de la foi(xiv). Cette recherche-là demeure permise ; mais on voit que Tertullien la tient en médiocre estime. S’il vous plaît, dit-il, d’élucider un point obscur, vous trouverez à qui parler : l’Eglise a ses docteurs. Mais, au fond, ces recherches sont vaines, et pleines de péril. Mieux vaut ignorer ce qu’on n’a pas besoin de connaître. La curiosité doit passer après la foi, la gloriole de l’esprit après le salut de l’àme. Ne rien savoir contre la règle, c’est savoir tout.

Rendons à Tertullien cette justice que, s’il favorise peu les entreprises scientifiques dans le domaine religieux, du moins il n’a pas rétréci le champ de la Tradition chrétienne. Il n’ignore pas qu’elle déborde les Ecritures, et il rappelle à l’occasion qne telle pratique louable, pour n’être pas inscrite dans les Livres saints, n’en est pas moins de date ancienne et d’institution divine. Tels le rite du baptême, celui de l’Eucharistie, telles les offrandes pour les morts, les fêtes des martyrs, la liturgie du dimanche, celle du temps de Pâques, d’autres coutumes encore. Il

est notable que ces exemples, empruntes au traité De la couronne (m), Appartiennent tous au domaine de la discipline, non à celui de la croyance ; et ce fait procède d’une distinction profondément ancrée dans l’esprit de Tertullien, à la fin de sa carrière. Depuis le traité De la prescription, il avuit senti se dérober sous lui le sol où il plantait autrefois de fermes jalons. Le travail de son esprit, et plus encore les érarts d’un zèle intempérant, l’avaient amené à prendre le contre-pied de ses anciennes déclarations dogmatiques.

La question du Voile des vierges paraît lui en avoir fourni l’occasion. Quand il entreprit d’obliger les vierges à ne paraître que voilées dans l’assemblée des fidèles, comme cela se pratiquait dans certaines Eglises apostoliques, on lui opposa la coutume invétérée de l’Eglise de Cartilage. Tertullien répondit que la coutume ne saurait prescrire contre la vérité ; et distinguant de la foi, qui demeure immuable, la discipline qui change, il revendiqua, pour la discipline de l’Eglise, le droit au progrès (De virg. veh, i). Malheureusement, le développement de cette idée l’engagea sur une pente dangereuse : on y voit poindre, peut-être pour la première fois, ces allusions au règne du Paraclet, où l’ardeur mystique du langage enveloppe un ferment d’hérésie. Car ce que préconise Tertullien, séduit par la prophétie montanisle, ce n’est pas seulement une plus large effusion de l’Esprit divin dans les âmes des fidèles, c’est l’avènement d’une nouvelle économie, qui bouleversera les cadres de l’Eglise hiérarchique et ne laissera pas le dogme plus intact que la discipline. A quel point ce renouvellement contredisait la théologie du traité De la prescription, nous n’avons pas à le dire en détail, d’autant que les derniers errements de Tertullien n’intéressent que de loin la tradition catholique. Notons seulement, chez ce logicien oulrancier, le passage d’une orthodoxie ombrageuse à une révolte ouverte : phénomène dont l’histoire des hérésies offre plus d’un exemple. Nous y surprenons, dans une manifestation éclatante, ce rythme de l’erreur qui entraîne parfois aux écueils les plus opposés des esprits excessifs, mal faits pour s’ancrer dans la vérité plénière.

Les principes mis en oubli par Tertullien ne devraient pas, pour autant, disparaître de l’Eglise. Cinquante ans plus tard, la controverse baptismale mit aux prises les Eglises d’Afrique et de Rome ; c’est sur le terrain traditionnel que la lutte s’engagea, l’une et l’autre partie prétendant s’autoriser d’une situation acquise, et la célèbre sentence du pape saint Etienne : Nihil innove tur nisi quod traditum est (Ap. saint Cvprien, Epist., lxxiv, i) fut la mise en formule d’une règle pratique reconnue de tous. D’accord sur ce point fondamental, mais divisées sur l’application, les deux fractions de l’Eglise ne pouvaient être réconciliées que par le recours au principe intégral et concret de la Tradition apostolique et en premier lieu romaine ; principe affirmé par Irénée, repris par Tertullien, mais obscurci momentanément par les illusions du zèle. Le triomphe laborieux de l’usage romain, après un siècle et j, , lus de combats, devait apporter à ce principe un nouveau lustre.

— Sur le sens exact du principe énoncé par le pape saint Etienne (pas d’innovation ; rien que la tradition), voir la note publiée en appendice dans notre Théologie de saint Cyprien, p. 380-388, Paris, 192a. Les docteurs occidentaux, par leur application à mettre en lumière le principe de la tradition, nous ont manifesté surtout ce qu’on pourrait appeler l’élément statique de la pensée chrétienne ; pour en découvrir l’élément dynamique, et en voir affir-