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HISTOIRE

soldats ; il s’était retranché à l’étage supérieur, espérant encore de quelque hasard un secours qui le sauverait, sinon de la mort, du moins de l’outrage. Il y resta longtemps, sans qu’il fût possible de le déterminer à quitter son uniforme pour essayer de fuir. Enfin, un officier de la garde nationale parvint à l’entraîner et à le soustraire à la multitude, heureusement tout occupée à chercher des armes. À huit heures, le brave lieutenant arrivait à la préfecture de police, le front humilié, le désespoir dans le cœur. M. Delessert, touché de son accablement, le fit asseoir à ses côtés et le combla de prévenances. On commençait à être très inquiet à la préfecture de police[1]. Plusieurs fois, dans la journée, M. Delessert, recevant des rapports alarmants sur la situation critique des gardes municipaux isolés dans le centre de l’émeute, avait fait demander des renforts au général Sébastiani pour les dégager. Celui-ci avait invariablement répondu qu’il ne pouvait pas disposer d’un seul bataillon. Cependant, soit pour ne pas décourager les officiers réunis à sa table, soit qu’il essayât encore de se faire illusion, M. Delessert disait, à huit heures du soir, à ceux qui l’interrogeaient sur le tour que prenaient les événements « C’est une émeute qu’il faut laisser mourir d’elle-même. »

À la même heure, on se réunissait pour dîner à l’hôtel du ministère de l’intérieur. Madame Duchâtel faisait avec grâce les honneurs du repas à MM. Guizot, de Broglie, Janvier, et à un certain nombre d’amis restés fidèles au cabinet conservateur. Blessé au vif de la conduite du roi, se croyant joué par ses rivaux, insulté par son propre parti, M. Guizot affectait l’indifférence. Il était convenu avec M. Duchâtel de ne plus donner aucun ordre et de laisser se tirer d’affaire,

  1. Le propre frère de M. Delessert, se croyant menacé dans son hôtel de la rue Montmartre, avait fait demander quelques gardes municipaux à la préfecture de police. « Mon frère ignore que je ne pourrais pas, à l’heure qu’il est, disposer d’un caporal et de quatre hommes, » avait répondu le préfet.