Page:Agoult - Lettres républicaines.djvu/75

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s’interposer dans ce cruel malentendu entre le riche et le pauvre qui, d’un instant à l’autre, allait éclater en un combat sanglant. M. Pierre Leroux consentit à dévoiler sa pensée demeurée jusque-là muette.

Enveloppé d’un vêtement d’étoffe grossière dont l’ampleur informe accusait vaguement la forte stature un peu affaisée déjà de l’homme entré dans la maturité de l’âge, l’œil rayonnant dans l’ombre qu’une chevelure brune, touffue, inculte, jetait à son front largement développé, le philosophe socialiste produisit sur l’Assemblée une impression étrange. La flamme subtile de son regard, son teint animé, sa lèvre sensuelle, son cou épais et court sortant d’une cravate à peine nouée, la beauté à la fois épicurienne et rustique de toute sa personne, expriment, avec une rare puissance, cette aspiration ardente de l’esprit vers les jouissances matérielles, cette convoitise ennoblie par l’intelligence, qui donnent un caractère si tristement tourmenté à notre vie moderne.

Le discours de M. Pierre Leroux fut pathétique, mais sans enchaînement ni conclusion. Il lançait à la société un anathème dont la redite ne manquait pas d’éclat. On s’émut avec lui au récit navrant des souffrances du pauvre qu’il connaissait mieux que personne. Mais que fallait-il faire pour en tarir la source ? M. Pierre Leroux ne le disait point. Les journées de juin nous surprirent avant qu’il eût eu le temps d’expliquer sa pensée énigmatique. L’archevêque de Paris alla mourir sur les barricades. M. Pierre Leroux continua de méditer sur son banc. À dater de ce moment son éloquence perdit tout prestige. Le peuple n’accorde le droit de parler en son nom qu’à ceux qui savent combattre à ses côtés. En révolution, quiconque n’est pas toujours prêt à affronter la mort ne peut prétendre à évangéliser les hommes.