Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/118

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Le repas fut ce qu’on devait le supposer, copieux, abondamment fourni de ulpo, le mets national des Araucans, et arrosé d’un nombre incalculable de couis de chicha.

Entre autres mets qui figuraient au festin, il y avait une grande corbeille d’œufs durs que les Ulmènes avalaient à qui mieux mieux.

— Pourquoi ne mangez-vous pas d’œufs ? demanda Curumilla à Valentin, est-ce que vous ne les aimez pas ?

— Pardon, chef, répondit celui-ci, j’aime beaucoup les œufs, mais pas accommodés de cette manière, je ne me soucie pas de m’étouffer, moi !

— Oui, répondit l’Ulmen, je comprends, vous les préférez crus.

Valentin éclata d’un rire homérique.

— Pas davantage, dit-il en reprenant son sérieux, j’aime beaucoup l’œuf à la coque, les omelettes, les œufs brouillés, mais ni durs ni crus.

— Que voulez-vous dire ? les œufs ne peuvent se faire cuire que durs.

Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, puis il lui dit d’un ton de compassion profonde :

— Comment, réellement, chef, vous ne connaissez que l’œuf dur ?

— Nos pères les ont toujours mangés ainsi, répondit l’Ulmen avec simplicité.

— Pauvres gens ! que je les plains, ils ont ignoré une des plus grandes jouissances de la vie ! Eh bien ! moi, ajouta-t-il en haussant la voix avec un enthousiasme goguenard, je veux que vous m’adoriez comme un bienfaiteur de l’humanité ; en un mot, je veux vous doter de l’œuf à la coque et de l’omelette, au moins mon souvenir ne périra pas parmi vous ; lorsque je serai parti et que vous mangerez un de ces deux plats, vous penserez à moi.

Malgré sa tristesse, Louis riait de la faconde burlesque et la gaieté inépuisable de son frère de lait, chez lequel, à chaque instant, le gamin dominait l’homme sérieux.

Les chefs se récrièrent avec joie à la proposition du spahi, et lui demandèrent à grands cris quel jour il comptait mettre son projet à exécution.

— Je ne veux pas vous faire attendre longtemps l’exécution de ma promesse, dit-il, demain, sur la place de la tolderia, devant toute la tribu du Grand Lièvre assemblée, je vous montrerai comment vous devez vous y prendre pour faire cuire un œuf à la coque et confectionner une omelette.

À cette promesse, la satisfaction des chefs fut portée à son comble, les couis de chicha circulèrent avec plus de vivacité, et bientôt les Ulmènes se sentirent assez passablement ivres pour se mettre à chanter à tue-tête tous à la fois.

Musique qui produisit un tel effet sur les deux Français qu’ils se sauvèrent en courant et en se bouchant les oreilles.

Le festin se prolongea encore longtemps après leur départ.