Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/160

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loin que je me rappelle, je ne trouve plus que don Tadeo veillant sur moi, partout et toujours, comme ferait un père sur sa fille.

— Mais, repartit le comte, peut-être en effet est-il votre père ?

— Oh ! non, non, il n’est pas mon père.

— Quelle certitude avez-vous de cela ?

— Écoutez, de même que toutes les jeunes filles, à mon insu, le besoin d’aimer un être qui me rattache à la vie se fait souvent sentir à mon cœur ; un jour, c’était après une longue et douloureuse maladie que je venais de faire, don Tadeo avait, jour, et nuit, pendant plus d’un mois, veillé à mon chevet sans prendre un instant de repos ; heureux de me voir revenir à la vie, car il avait cru me perdre, il me souriait avec tendresse, baisait mon front et mes mains, enfin il paraissait en proie à la joie la plus vive. « Oh ! lui dis-je comme illuminée par une pensée subite, oh ! vous êtes mon père ! un père seul peut se dévouer avec cette abnégation pour son enfant ! » Lui jetant les bras autour du cou, je cachai ma tête dans son sein en fondant en larmes : Don Tadeo se leva, son visage était couvert d’une pâleur livide, ses traits étaient horriblement contractés, il me repoussa durement et se mit à marcher à grands pas dans la chambre. « Votre père, moi ! dona Rosario ! s’écria-t-il d’une voix saccadée, vous êtes folle ! pauvre enfant ! ne répétez jamais ces paroles, votre père est mort, votre mère aussi, il y a longtemps, bien longtemps ; je ne suis pas votre père, entendez-vous, ne répétez jamais ce mot ! je suis votre ami seulement. Oui, votre père avant de mourir vous a confiée à ma garde, voilà pourquoi je vous élève ; mais moi je ne suis même pas votre parent ! » Son agitation était extrême ; il dit encore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens pas, puis il sortit. Hélas ! hélas ! depuis ce jour je n’ai plus osé lui demander compte de ma famille.

Il y eut un silence.

Les deux jeunes gens réfléchissaient.

Le récit simple et touchant de dona Rosario avait vivement ému le comte.

Enfin il reprit la parole.

— Laissez-moi vous aimer, dona Rosario, lui dit-il d’une voix tremblante.

La jeune fille soupira.

— À quoi nous mènera cet amour, don Luis ? répondit-elle avec amertume, à la mort peut-être !

— Oh ! s’écria-t-il avec feu, elle serait la bienvenue si elle venait à cause de vous !

Au même instant plusieurs individus firent irruption dans la tente en poussant de grand cris.

D’un mouvement prompt comme la pensée, le comte se jeta devant la jeune fille, un pistolet de chaque main.

Mais comme si le ciel avait voulu accomplir le souhait qu’il venait de former, avant même qu’il eût eu le temps de se mettre en défense, il roula sur le sol frappé de plusieurs coups de poignard.

En tombant, il aperçut comme dans un rêve dona Rosario saisie brutalement par deux individus qui s’enfuirent en l’enlevant avec eux.