Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/163

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Les quelques habitants demeurés dans la ville éprouvaient à ce sujet une vague inquiétude dont ils ne pouvaient se rendre compte.

Il est un fait singulier que nous voulons signaler ici, sans que pourtant nous nous chargions de l’expliquer, car toujours il nous a paru inexplicable.

Lorsqu’un grand événement, quel qu’il soit, doit s’accomplir dans un pays, un pressentiment vague semble en avertir les habitants ; les hommes et les choses prennent un aspect étrange, la nature elle-même, s’associant à cette disposition des esprits s’assombrit sensiblement ; un fluide magnétique court dans les veines, une opposition pénible serre toutes les poitrines, l’atmosphère devient plus lourde, le soleil perd de son éclat, ce n’est qu’à voix basse que l’on se communique l’un à l’autre les impressions que l’on éprouve ; en un mot, il y a dans l’air un je ne sais quoi d’incompréhensible qui dit à l’homme d’un ton lugubre :

— Prends garde, une catastrophe te menace !

Et cela est si vrai, ce pressentiment fatal est si général, que lorsque l’événement a eu lieu, que la crise est passée, chacun s’écrie instinctivement :

— Je le sentais !…

Nul, cependant, n’aurait pu dire pourquoi il prévoyait le cataclysme.

C’est que le sentiment de la conservation, que Dieu a déposé dans le cœur de l’homme, ce sentiment qui fait sa sauvegarde, est tellement fort que lorsqu’un danger s’approche de lui il lui crie immédiatement :

— Gare !

Valdivia était en ce moment affaissée sous le poids d’une appréhension inconnue.

Les rares bourgeois restés dans la cité se hâtaient de regagner leurs demeures.

De nombreuses patrouilles de cavalerie et d’infanterie parcouraient les rues dans tous les sens. Les canons roulaient avec un bruit sinistre, et allaient prendre position aux angles des places principales.

Au cabildo, — maison de ville, — une foule d’officiers et de soldats entraient et sortaient d’un air affairé.

Des estafettes se succédaient sans cesse, et après avoir remis les ordres dont elles étaient chargées, repartaient ventre-à-terre.

Cependant, aux coins des rues, des hommes couverts de grands manteaux, le chapeau rabattu sur les yeux, haranguaient les ouvriers et les marins du port, et formaient des groupes qui, d’instants en instants, se faisaient plus épais.

Dans ces groupes, on commençait à voir briller des armes, des canons de fusils, des baïonnettes, et des fers de lances reluisaient au soleil.

Quand ces hommes mystérieux supposaient avoir accompli à un endroit la tâche qu’ils s’étaient imposée, ils allaient à un autre.

Immédiatement après leur départ, derrière eux, comme par enchantement, des barricades s’improvisaient et interceptaient le passage.

Dès qu’une barricade était terminée, une sentinelle aux traits énergiques, un ouvrier les bras nus, mais dont la main calleuse brandissait un fusil, une