Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’unique chandelle qui éclairait mélancoliquement la vaste salle où les deux femmes se trouvaient réunies.

Après un laps de temps assez long, la Linda qui, avec cet instinct que possèdent les femmes à un si haut point, avait détaillé une à une les innombrables beautés de la ravissante créature qui se tenait tremblante et courbée devant elle, prit la parole :

— Oui, fit-elle d’une vois sourde, en se parlant à elle-même, vaincue par l’évidence, cette fille est belle, elle a tout ce qui peut la rendre adorable, il suffit de la voir pour l’aimer ; eh bien ! cette beauté qui jusqu’à ce jour a fait sa joie et son orgueil, la douleur la flétrira rapidement, je veux qu’avant un an elle soit un objet de mépris et de pitié pour tous ! Oh ! ajouta-t-elle d’une voix vibrante, je tiens donc ma vengeance, enfin !

— Que vous ai-je fait, madame, pour que vous me haïssiez tant ? dit la jeune fille d’une voix plaintive, dont le timbre doux et mélodieux aurait attendri tout autre que celle à laquelle elle s’adressait.

— Ce que tu m’as fait, folle créature ! s’écria-t-elle en bondissant comme une lionne blessée, et se dressant frémissante devant doña Rosario ; ce que tu m’as fait ? puis elle ajouta avec un rire strident : C’est vrai, tu ne m’as rien fait, toi !

— Hélas ! madame, je ne vous connais pas, c’est pour la première fois aujourd’hui que je me trouve en votre présence ; moi, pauvre jeune fille, dont la vie jusqu’à présent s’est écoulée dans la retraite, puis-je donc vous avoir offensée ?

Doña Maria la considéra un instant avec une expression indéfinissable.

— Oui, j’en conviens, répondit-elle, tu ne m’as rien fait ! et personnellement, comme tu viens de me le dire, je n’ai rien à te reprocher, mais, en te faisant souffrir, ne comprends-tu donc pas que c’est de lui que je me venge ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez me dire, madame, fit la jeune fille avec candeur.

— Insensée, qui joue avec la lionne prête à la dévorer ! ne feins pas davantage une ignorance dont je ne suis pas dupe ; si déjà tu n’as pas deviné mon nom, je vais te le dire : je suis doña Maria, celle que l’on nomme la Linda, me comprends-tu maintenant ?

— Pas davantage, madame, répondit doña Rosario avec un accent de franchise qui ébranla sa persécutrice malgré elle ; jamais je n’ai, que je sache, entendu prononcer ce nom.

— Serait-il vrai ? fit-elle avec doute.

— Je vous le jure.

La Linda se mit à marcher à grands pas dans la salle.

Doña Rosario, de plus en plus étonnée, regardait à la dérobée cette femme sans pouvoir se rendre compte de l’émotion que sa présence et le son de la voix lui faisaient éprouver : ce n’était pas de la crainte, encore moins de la joie, mais un mélange incompréhensible de tristesse, de joie, de pitié et de terreur : un sentiment indéfinissable qui, loin de lui causer de l’éloignement, l’attirait vers celle dont les odieux projets n’étaient pas un secret pour elle, et dont elle savait qu’elle avait tout à redouter.