Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/194

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Les soldats se consultèrent un instant des yeux, puis, par un mouvement spontané, ils jetèrent leurs fusils en criant avec élan :

— Vive le Chili ! vive la liberté !

— Bien, reprit don Tadeo, sortez de la ville, vous camperez à un mille, hors des portes, en attendant les ordres qui bientôt vous seront transmis.

Les soldats vaincus reprirent, la tête basse, le chemin qu’ils avaient parcouru une heure auparavant ; ils traversèrent les rangs silencieux des insurgés qui s’ouvrirent pour leur livrer passage.

Sans perdre de temps, don Tadeo, suivi d’une foule de ses partisans, se dirigea vers la place Mayor où la bataille durait toujours.

Les soldats, solidement retranchés dans la place, et maîtres du cabildo, combattaient vaillamment, espérant encore le secours que devait leur amener le général Bustamente, dont ils ignoraient le sort.

Bien que réduites à un petit nombre, ces troupes occupaient une position formidable où il était presque impossible de les forcer, à moins de se résoudre à souffrir des pertes immenses.

Dans la persuasion où ils étaient, qu’il ne s’agissait que de gagner du temps, les soldats luttaient avec l’énergie du désespoir, défendant pouce à pouce les barricades derrière lesquelles ils s’abritaient.

Cependant la journée s’écoulait, leurs munitions s’épuisaient, un grand nombre des leurs étaient étendus sans vie à leurs pieds, et rien ne leur présageait encore que le secours si impatiemment attendu fût proche.

Dans la chaleur de l’action, ils n’avaient pas entendu le bruit du combat livré par don Pancho aux portes de la ville, et cela d’autant moins que seulement un petit nombre de coups de fusils avaient été tirés, et que tout s’était ensuite passé à l’arme blanche ; pourtant le découragement commençait à s’emparer des plus braves ; le général qui commandait sentait lui-même son énergie diminuer, et il jetait autour de lui des regards inquiets.

Morne, les yeux baissés, le sénateur de la fatale proclamation tremblait de tous ses membres, il regrettait, mais trop tard, de s’être si inconsidérément jeté dans ce guêpier ; il faisait les vœux les plus magnifiques aux innombrables saints de la légende dorée espagnole, s’ils le sortaient sain et sauf du péril dans lequel il se trouvait.

Le digne homme n’avait nullement les instincts belliqueux, et nous pouvons affirmer en toute sûreté, sans crainte d’être démenti, que s’il avait eu seulement le plus léger soupçon que les choses dussent tourner de cette façon, il serait resté bien tranquille dans sa charmante quinta de Cerro-Azul, aux environs de Santiago, où pour lui la vie s’écoulait si douce, si heureuse, et surtout si exempte de soucis.

Malheureusement, comme souvent cela arrive dans ce bas monde, où, n’en déplaise à Candide, tout n’est pas pour le mieux et qui n’est aucunement le meilleur possible, don Ramon Sandias, ainsi se nommait le sénateur, n’avait pas su apprécier à leur juste valeur les charmes de cette douce vie, l’ambition l’avait mordu au cœur, lui qui n’avait rien à désirer, et il s’était, comme nous l’avons dit, plongé jusqu’au cou dans un guêpier dont il ne savait plus comment sortir.