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Et les dix martyrs tombèrent sur le sol, en proférant encore une fois leur cri de liberté, cri qui devait trouver de l’écho dans le cœur de leurs compatriotes terrifiés.

Les troupes défilèrent, les armes hautes, enseignes déployées et musique en tête, devant les cadavres renversés les uns sur les autres, et regagnèrent leurs casernes.

Lorsque le général eut disparu avec son escorte, que toutes les troupes eurent quitté la place, le peuple se précipita en masse vers l’endroit où gisaient pêle-mêle les martyrs de sa cause. Chacun voulait leur faire un suprême adieu et jurer sur leur corps de les venger ou de tomber à son tour.

Enfin peu à peu la foule devint moins compacte, les groupes se dissipèrent, les dernières torches s’éteignirent, et ce lieu, où s’était accompli il y avait une heure à peine un drame terrible, resta complètement désert.

Un laps de temps assez long s’écoula sans qu’aucun bruit vînt troubler le silence solennel qui planait sur la Plaza-Mayor.

Tout à coup, un profond soupir s’échappa du monceau de cadavres, et une tête pâle, défigurée par le sang et la boue qui la souillaient, s’éleva lentement au-dessus de ce charnier humain, écartant avec effort les corps qui la cachaient.

La victime qui survivait par miracle à cette sanglante hécatombe, jeta un regard inquiet autour d’elle, et passant la main sur son front baigné d’une sueur froide :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle avec angoisse, donnez-moi la force de vivre afin que je puisse me venger !

Alors, avec un courage inouï, cet homme, trop faible à cause du sang qu’il avait perdu et de celui qu’il perdait encore, pour se remettre debout et s’échapper en marchant, commença à ramper sur les mains et sur les genoux, laissant derrière lui une longue trace humide, se dirigeant du côté de la cathédrale ; à chaque seconde il s’arrêtait pour reprendre haleine et poser la main sur ses blessures, que les mouvements qu’il faisait rendaient plus douloureuses.

À peine s’était-il éloigné d’une vingtaine de mètres du centre de la place, et cela avec des difficultés immenses, que d’une rue qui s’ouvrait juste en face de lui, sortirent deux hommes qui s’avancèrent en toute hâte de son côté.

— Oh ! s’écria le malheureux avec désespoir, je suis perdu ! Dieu n’est pas juste !

Et il s’évanouit.

Les deux inconnus, arrivés auprès de lui, se penchèrent sur son corps et l’examinèrent avec soin.

— Eh bien ? demanda l’un au bout de quelques secondes. — Il vit, répondit l’autre d’un ton de conviction.

Sans prononcer un mot de plus, ils roulèrent le blessé dans un poncho, le chargèrent sur leurs épaules et disparurent dans les sombres profondeurs de la rue par laquelle ils étaient venus et qui conduisait au faubourg de la Canadilla.