Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de faire ses adieux au jeune comte et s’était immédiatement éloigné, suivi de Trangoil Lanec et de son inséparable chien de Terre-Neuve.

En quittant la France, Valentin s’était intérieurement tracé une ligne de conduite ; il avait donné un but sacré à sa vie, qui, jusqu’à cette époque, s’était un peu écoulée au jour le jour, sans souci du passé comme de l’avenir. L’avenir pour lui, c’était alors l’espoir plus ou moins hypothétique d’obtenir, après une longue carrière, s’il n’était pas tué par les Arabes, l’épaulette de lieutenant ou peut-être celle de capitaine.

À cela se bornait toute son ambition, et encore il n’osait pas en convenir avec lui-même, tant cette ambition lui paraissait démesurée, lorsqu’il songeait à ce qu’il avait été, un gamin de Paris.

Mais lorsque son frère de lait l’appela auprès de lui pour lui confier la catastrophe terrible qui, après lui avoir enlevé sa fortune, l’avait de chute en chute conduit à ne plus trouver de refuge que dans le suicide, alors, pour la première fois de sa vie sans doute, Valentin se prit à réfléchir.

Par un sublime testament de soldat, le colonel de Prébois-Crancé lui avait en quelque sorte légué son fils en mourant.

Valentin comprit que le moment était venu de recueillir l’héritage que lui avait laissé son bienfaiteur.

Il n’hésita pas.

Bien que depuis sa première enfance il eût presque entièrement perdu de vue son frère de lait, qui, lancé, grâce à sa position aristocratique et à sa fortune, dans la haute société parisienne, ne recevait qu’à la dérobée les visites du pauvre soldat, Valentin avait du premier coup deviné cette organisation exceptionnelle, presque féminine, essentiellement nerveuse, qui ne vivait que de sensations et dont la faiblesse formait la plus grande force.

Il comprit que ce jeune homme, habitué à faire de l’argent le seul moyen, à n’employer, avec ses habitudes de grand seigneur, que des forces étrangères à lui-même, était perdu s’il ne lui tendait pas son rude bras d’homme du peuple pour lui servir d’égide et le soutenir dans la vie d’épreuves qui allait commencer pour lui.

De même que beaucoup de jeunes gens nés avec de la fortune, Louis ignorait les premiers principes de l’existence ; toujours il s’en était rapporté à son argent pour vaincre les difficultés ou surmonter les obstacles.

Mais cette clé d’or qui ouvre toutes les portes lui ayant manqué subitement, Louis, après de mûres réflexions qui l’avaient amené à cette conclusion désastreuse de reconnaître qu’il ne pouvait rien par lui-même, s’était enfin résolu à se tuer.

Valentin, au contraire, habitué depuis sa naissance à exercer son intelligence et à chercher ses ressources en lui-même, sentit que l’éducation de son frère de lait était tout à refaire ; il ne recula pas devant cette tâche difficile, presque impossible pour un homme qui n’aurait pas ainsi que lui porté en germe dans le cœur la faculté de se dévouer ; il résolut donc de faire de Louis, comme il le dit pittoresquement, un homme.

De ce jour, le but de sa vie était trouvé : se vouer au bonheur de son frère de lait et le rendre heureux quand même.