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d’un sourire, l’entière abnégation qu’il avait faite de sa volonté, pour ne plus vivre que par elle et pour elle ; malgré tout ce qui, depuis, s’était passé entre eux, elle ne pouvait se persuader que la passion violente et profonde qu’il avait pour elle, l’espèce de culte qu’il lui avait voué, eût disparu complètement, sans laisser de traces.

Son orgueil se révoltait à la pensée d’avoir perdu tout son empire sur cette nature d’élite, que si longtemps elle avait pétrie à son gré comme une cire molle, sous l’ardente pression des plus insensés caprices.

Elle se figurait que, de même que la plupart des hommes, don Tadeo, profondément blessé dans son amour-propre, l’aimait encore assez sans vouloir en convenir, et que, par leur violence même, les reproches qu’il lui avait adressés étaient les éclairs de ce feu mal éteint qui couvait au fond de son cœur et dont elle parviendrait à raviver la flamme.

Malheureusement, dona Maria ne s’était jamais donné la peine d’étudier l’homme qu’elle avait séduit et que sa beauté avait si longtemps subjugué. Don Tadeo n’avait été à ses yeux qu’un esclave attentif, soumis, et sous cette apparente faiblesse de l’homme aimant, elle n’avait pas su deviner la puissante énergie qui faisait le fonds de son caractère.

Pourtant, l’histoire même de leur amour était une preuve de cette énergie et d’une volonté que rien ne pouvait entraver.

Dona Maria, alors âgée de quatorze ans, habitait avec son père une hacienda aux environs de Santiago.

Privée de sa mère, morte en lui donnant le jour, elle était élevée par une vieille tante, Argus incorruptible, qui ne laissait rôder aucun amoureux auprès de sa nièce.

La jeune fille, ignorante comme tous les enfants élevés à la campagne, mais dont les aspirations tendaient à connaître le monde et à se lancer dans ce tourbillon des plaisirs, dont le bruit lointain venait sans écho mourir à ses oreilles, attendait impatiemment la venue de l’homme qui devait lui donner toutes ces joies inconnues, mais qu’elle pressentait et qu’elle avait presque devinées.

Don Tadeo n’avait été que le guide chargé de l’initier aux plaisirs qu’elle convoitait.

Jamais elle ne l’avait aimé ; seulement, elle s’était dit en le voyant pour la première fois, et en apprenant qu’il appartenait à une grande famille : voilà celui que j’attends !

Ce calcul hideux et égoïste, bien plus de jeunes filles le font qu’on ne croit.

Don Tadeo était beau. L’amour-propre de Maria fut flatté de sa conquête ; il aurait été laid que cela ne l’aurait nullement arrêtée. Dans cette nature monstrueuse, étrange assemblage des passions les plus abjectes, au milieu desquelles brillaient çà et là, comme des diamants enfouis dans la fange, quelques sentiments qui la rattachaient à l’humanité, il y avait l’étoffe de deux courtisanes de l’antique Rome ; Locuste et Messaline s’y trouvaient réunies ; ardente, passionnée, ambitieuse, avare et prodigue, ce démon, caché sous