Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/348

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péril est plus grand que jamais, la patrie vous appelle ; resterez-vous sourd à sa voix ?

— Ami, répondit don Tadeo avec un accent profondément triste, une autre voix m’appelle aussi, celle de ma fille, je veux la sauver.

— Le salut du pays passe avant les affections de famille ! Roi des Ténèbres, souvenez-vous de vos serments ! dit rudement don Gregorio.

— Mais ma fille ! ma pauvre enfant ! le seul bien que je possède ! s’écria-t-il d’une voix pleine de larmes.

— Souvenez-vous de vos serments, Roi des Ténèbres ! répéta don Gregorio avec un accent profond, vos frères vous attendent.

— Oh ! s’écria le malheureux d’une voix que la douleur rendait rauque et saccadée, n’aurez-vous pas pitié d’un père qui vous implore ?

— Bien ! répondit don Gregorio avec amertume en faisant un pas en arrière, je me retire, don Tadeo ; pendant dix ans, nous avons tout sacrifié pour la cause que vous trahissez aujourd’hui ! nous saurons mourir pour cette liberté que vous abandonnez. Adieu, don Tadeo, le peuple chilien succombera, mais vous retrouverez votre fille et vous courberez le front sous la malédiction de vos frères ! Adieu, je ne vous connais plus !

— Arrêtez ! s’écria don Tadeo, rétractez ces affreuses paroles. Vous le voulez ? eh bien, soit ! je mourrai avec vous ! Partons ! partons !… Ma fille ! ma fille ! ajouta-t-il d’une voix déchirante, pardonne-moi.

— Oh ! je retrouve mon frère ! s’écria avec joie don Gregorio en le serrant dans ses bras. Non ! avec un tel champion, la liberté ne peut périr.

— Don Tadeo ! s’écria Valentin, allez où le devoir vous ordonne ; je jure Dieu que nous vous rendrons votre fille !

— Oui, fit le comte en lui pressant la main, dussions-nous périr !

Don Gregorio ne voulut pas finir la nuit au camp ; chaque cavalier prit un fantassin en croupe, et une heure plus tard ils s’élançaient au galop sur la route de Valdivia.

— Ma fille ! ma fille ! cria une dernière fois don Tadeo.

— Nous la sauverons, répondirent les Français.

Bientôt la troupe chilienne s’effaça dans la nuit. Il ne restait au camp que Valentin, Louis, Curumilla, Joan et Trangoil Lanec.

Dès qu’ils furent seuls, Valentin poussa un soupir.

— Pauvre homme ! dit-il ; puis il ajouta : Prenons quelques instants de repos, demain la journée sera rude !

Les cinq aventuriers s’enveloppèrent dans leurs ponchos, se couchèrent les pieds au feu et s’endormirent sous la garde de César, vigilante sentinelle qui ne devait pas se laisser surprendre.