Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/362

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à fond de train, poursuivant un ennemi imaginaire qui sans cesse fuyait devant lui.

Les soldats, épouvantés de cette crise terrible qu’ils ne savaient à quoi attribuer, remplis de douleur de le voir dans ce malheureux état, couraient derrière lui sans savoir de quelle façon lui rendre la raison qui l’abandonnait de plus en plus.

Mais par le bruit de leurs chevaux et leur aspect sinistre, ils augmentaient encore, s’il est possible, l’intensité de la crise que subissait l’infortuné gentilhomme.

Cependant on approchait de Valdivia ; déjà à quelque distance, chose étrange à cette heure avancée de la nuit, on voyait scintiller des lueurs innombrables dans la direction de la ville, qui commençait à sortir des ténèbres et à dessiner ses sombres contours à l’horizon.

Don Gregorio, l’ami le plus fidèle de don Tadeo, était navré de douleur de le voir ainsi ; il cherchait en vain un moyen de le rappeler à lui et de lui rendre cette raison qui lui échappait de plus en plus et qui, peut-être, si l’on n’y portait pas un prompt remède, ne tarderait pas à s’éteindre pour jamais.

Le temps pressait, la ville était proche, que faire ?

Tout à coup une idée traversa son cerveau comme un jet de flammes.

Don Gregorio lança son cheval à toute bride en le piquant de la pointe de son poignard, afin d’augmenter encore la vélocité de son élan.

Le noble animal baissa la tête, souffla avec force et partit comme un trait.

Après quelques minutes de cette course insensée, don Gregorio fit tourner son cheval presque debout sur les pieds de derrière, et sans ralentir son élan, il revint sur ses pas comme un tourbillon.

Lui et don Tadeo étaient lancés l’un contre l’autre, ils devaient inévitablement se croiser.

Au passage, don Gregorio saisit d’une main la gourmette du cheval de son ami, et lui donnant un coup sec, il l’arrêta net.

Le Roi des Ténèbres tressaillit, il fixa des yeux ardents sur l’homme qui lui barrait ainsi brusquement le passage.

Tous les spectateurs de cette scène s’étaient arrêtés haletants et inquiets.

— Don Tadeo de Leon, lui dit don Gregorio d’une voix imposante, avec un ton de reproche, avez-vous oublié doña Rosario, votre fille ?

Au nom de sa fille, un tremblement convulsif agita tous les membres de don Tadeo, il passa la main sur son front brûlant et fixant un œil égaré sur celui qui l’interpellait ainsi :

— Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix déchirante, oh ! rendez-moi ma fille !

Soudain, une pâleur cadavérique envahit son visage, ses yeux se fermèrent, il abandonna les rênes et tomba à la renverse.

Mais plus rapide que la pensée, son ami s’était jeté à terre et l’avait reçu dans ses bras.

Don Tadeo était évanoui.

Don Gregorio le considéra un instant avec tendresse, le prit dans ses bras comme un enfant, et l’étendit sur les manteaux amoncelés, dont les soldats s’étaient dépouillés avec empressement pour faire un lit.