Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/369

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moments sont précieux. Le général Bustamente, j’en ai la preuve, s’était lié par un traité avec Antinahuel, le grand toqui des Araucans, afin de parvenir plus facilement au pouvoir. Voici pourquoi il avait fait son pronunciamiento dans cette province éloignée de la République. Délivré par les Araucans, il s’est réfugié au milieu d’eux. Bientôt nous le verrons, à la tête de ces guerriers féroces, envahir nos frontières et désoler nos plus riches provinces. Je vous le répète, nos moments sont précieux ! une initiative hardie peut seule nous sauver. Mais pour prendre cette initiative, il me faut, à moi dont vous avez fait votre chef, des pouvoirs réguliers octroyés par le Sénat. Si je ne les ai pas, je serai moi-même un cabecilla et je paraîtrai allumer cette guerre civile que je veux empêcher, contre laquelle je veux combattre à la tête de tous les bons citoyens.

Ces paroles, dont chacun reconnaissait la justesse, firent une profonde sensation.

À la sérieuse objection soulevée par don Tadeo, une réponse était difficile à faire.

Nul n’osait en assumer sur soi la compromettante responsabilité.

Don Gregorio s’approcha. Il tenait un pli à la main.

— Prenez, dit-il en présentant le pli ouvert à don Tadeo ; voici la réponse du Sénat de Santiago au manifeste que vous lui avez adressé après la chute du tyran : c’est un ordre qui vous investit du pouvoir suprême. Comme, après la victoire, vous aviez résigné le commandement entre mes mains, j’avais conservé cet ordre secret. Le moment est venu de le rendre public : Don Tadeo de Leon ! vous êtes notre chef ; ce ne sont pas seulement quelques citoyens qui vous nomment, ce sont les délégués de la nation !

À cette nouvelle imprévue, les assistants se levèrent avec joie et crièrent avec enthousiasme : « Vive don Tadeo de Leon ! »

Celui-ci prit le pli et le parcourut des yeux.

— Très bien ! dit-il en le rendant à don Gregorio avec un sourire ; à présent, je suis libre d’agir comme je le jugerai convenable pour le salut de tous.

Les membres de l’assemblée reprirent leurs places et le silence se rétablit.

— Caballeros ! poursuivit don Tadeo, je vous l’ai dit, une initiative hardie peut seule nous sauver. C’est une espèce de course au clocher que nous allons entreprendre. Il nous faut gagner notre adversaire de vitesse. Vous connaissez l’homme, vous savez qu’il possède toutes les qualités nécessaires à un bon général ; il ne s’endormira donc pas dans une fausse sécurité ; son allié Antinahuel est un chef intrépide, doué d’une ambition démesurée ; ces deux hommes, unis par les mêmes intérêts, peuvent, si nous n’y prenons garde, nous donner fort à faire : nous devons donc les attaquer tous deux à la fois. Voici ce que je propose : si le plan que je vais vous soumettre vous semble vicieux, puisque nous sommes réunis en conseil, vous le discuterez, et je me rangerai à l’avis de la majorité.

À ces paroles sympathiques, le silence et l’attention redoublèrent.

Il continua :

— Nous partagerons nos forces en deux parties ; la première ira à marches