Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/386

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qu’il regrettait tant d'avoir abandonnée dans un moment de folle ambition et qu’il n’espérait plus revoir, hélas !

Chose singulière, plus le sénateur avançait dans son voyage, moins il espérait le mener à bonne fin.

Déjà, tant de fois, il s’était vu forcé de s’arrêter dans sa course, et obligé de regagner son point de départ, qu’il n’osait croire que cette fois il sortirait enfin du cercle fatal dans lequel il s’imaginait être enserré.

Lorsqu’il lui fallait côtoyer un bois ou traverser un chemin étroit entre deux montagnes, il jetait des regards effarés autour de lui, et s’engageait dans le passage suspect en murmurant tout bas :

— C’est ici qu’il m’attendent.

Puis, le bois traversé, le pas dangereux franchi sans obstacle, au lieu de se féliciter d’être sain et sauf, il disait en hochant la tête :

— Hum ! les Picaros ! ils savent bien que je ne puis leur échapper, ils jouent avec moi comme les chats avec une souris.

Cependant deux jours s’étaient écoulés déjà sans encombre, rien n’était venu corroborer les soupçons et les inquiétudes du sénateur.

Don Ramon avait, le matin même, passé à gué le Garampangue, il approchait rapidement du Biobio, qu’il espérait atteindre au coucher du soleil.

Le Biobio forme la frontière araucanienne : c’est un fleuve assez étroit mais très rapide, qui descend des montagnes, traverse Concepcion et se jette dans la mer un peu au sud de Talcahuano.

Une fois le Biobio franchi, le sénateur serait en sûreté, puisqu’il se trouverait alors sur le territoire chilien.

Mais il fallait franchir le Biobio.

Là était la difficulté !

Le fleuve n’a qu’un gué, ce gué se trouve un peu au-dessus de Concepcion.

Le sénateur le connaissait parfaitement, mais un pressentiment secret lui disait de ne pas s’en approcher, que c’était là que l’attendaient tous les malheurs qui le menaçaient depuis le commencement de son voyage.

Malheureusement don Ramon n’avait pas le choix, il n’avait pas d’autre chemin à prendre, il lui fallait absolument se décider pour le gué, à moins de renoncer à entrer au Chili.

Le sénateur hésita longtemps, comme César au fameux passage du Rubicon, mais sans doute par d’autres motifs ; enfin, comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, bon gré mai gré, don Ramon piqua son cheval et s’avança vers le gué en recommandant son âme à tous les saints de la légende dorée espagnole, et Dieu sait si elle en possède une riche collection !

Le cheval était fatigué, cependant l'odeur de l’eau lui rendit des forces et il galopa fort gaillardement du côté du gué qu’il avait éventé avec l’instinct infaillible de ces nobles bêtes, sans hésiter dans les méandres inextricables qui se croisaient dans les hautes herbes, tracés par le passage des renards, des mules ou les pieds des chasseurs indiens.

Bien que le fleuve ne fût pas visible encore, déjà don Ramon entendait le sourd grondement des eaux.