Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/394

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continueront à garder le gué du Biobio : c’est de la prise de ce poste que dépend le succès de la guerre. Les communications des blancs entre eux sont coupées, tels qu’un serpent dont le corps a été tranché par un coup de hache, ils cherchent vainement à rejoindre les divers tronçons de leur armée, mais ils ne pourront pas y parvenir. Les Aucas doivent conserver la position qu’ils occupent J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Cette allocution, prononcée d’une voix ferme, par un des chefs les plus justement respectés de la nation, produisit un certain effet sur les membres de l’assemblée.

— Le chef a bien parlé, appuya le général qui tenait avant tout à ce que son plan d’invasion fût suivi, je me range entièrement à son avis.

Un autre chef se leva, et parla à son tour.

— Les blancs sont très rusés, ainsi que l’a dit mon père, fit-il, ce sont des renards sans courage, ils ne savent que massacrer les femmes et les enfants et fuient à la vue d’un guerrier aucas ; mais ce collier dit la vérité et traduit littéralement leur pensée : la façon dont ce collier est conçu, les termes qui sont employés, l’homme choisi pour le porter, tout me confirme dans l’opinion que ce collier est vrai. Des espions ont dû être expédiés de tous les côtés par le toqui, afin d’éclairer les mouvements des visages pâles ; attendons leur retour, les nouvelles qu’ils nous apporteront régleront notre conduite, en confirmant ce collier ou en nous prouvant qu’il est faux. Chefs, tous nous avons des femmes et des enfants, nous devons d’abord songer à leur sûreté : nous ne pouvons entreprendre une malocca sur le territoire ennemi, en laissant derrière nous nos parents et nos amis sans défense ; d’ailleurs, vous le voyez, le secret de notre entreprise est connu, les Huincas sont sur leurs gardes, soyons prudents, chefs, ne nous jetons pas dans un piège en croyant au contraire en tendre un à nos ennemis. J’ai dit : que mes frères réfléchissent. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Le chef se rassit.

Son discours fut suivi d'une grande agitation.

Une partie du conseil penchait pour son avis.

Les Araucans ont pour leur famille une affection profonde. L’idée de laisser derrière eux, exposés aux désastres de la guerre, leurs parents et leurs amis, les plongeait dans une inquiétude extrême.

Le général Bustamente suivait avidement les diverses fluctuations du conseil ; il comprenait que si, au lieu de l’invasion projetée, les chefs se résolvaient à faire un mouvement rétrograde, le succès de son entreprise était compromis et presque désespéré, aussi prit-il la parole.

— Ce que mon frère a dit est juste, dit-il, mais ses opinions ne reposent que sur une hypothèse ; les blancs ne disposent pas de forces assez considérables pour tenter d’envahir le territoire araucanien, ils ne feront que le traverser au pas de course, afin de voler au secours de leurs plus riches provinces menacées. Que mes frères laissent au camp mille guerriers résolus pour défendre le passage, et que la nuit venue, ils passent hardiment le Biobio, je leur garantis le succès : ils arriveront à Santiago en refoulant devant eux les populations effrayées. Je suis certain que l'ordre saisi sur l’espion est faux,