Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/410

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homme est un misérable, il mérite la mort : s’il tombe en mon pouvoir, il sera immédiatement fusillé ; mais cet homme a cherché un asile à votre foyer, l’hospitalité est sacrée, surtout parmi les Aucas ; livrer votre hôte, l’homme qui a dormi sous votre toldo, si coupable qu’il soit, serait commettre une lâcheté dont votre nation ne se laverait jamais. Le peuple araucan est un peuple chevaleresque qui ignore la trahison : nul de vos compatriotes n’a pu vous suggérer une telle infamie ; vous seul, chef, vous seul, devez l’avoir conçue !

Antinahuel fronça les sourcils, il lança un regard de rage à don Tadeo qui se tenait calme et fier devant lui ; mais reprenant aussitôt l’impassibilité indienne :

— J’ai tort, dit-il d’un ton doucereux, que mon père me pardonne ; j’attends les conditions qu’il lui plaira de m’imposer.

— Ces conditions les voici : l’armée araucanienne mettra bas les armes, les deux femmes qui sont dans son camp seront remises aujourd’hui même entre mes mains, et comme garantie d’une paix solide, le grand toqui et douze des principaux Apo-Ulmènes choisis dans les quatre Utals-Mapus resteront en otage à Santiago, jusqu’à ce que je juge à propos de les renvoyer dans leurs foyers.

Un sourire de dédain plissa les lèvres minces de Antinahuel.

— Mon père ne veut pas nous imposer de moins dures conditions ? demanda-t-il.

— Non, répondit fermement don Tadeo, celles-ci sont les seules que vous obtiendrez de moi.

Le toqui se redressa.

— Nous sommes dix mille guerriers résolus à mourir ; que notre père ne nous pousse pas au désespoir, dit-il d’une voix sombre.

— Demain cette armée sera tombée sous les coups de mes soldats, comme l’épi sous la faux du moissonneur ; elle sera dispersée comme les feuilles sèches qu’emporte la brise d’automne.

— Écoute donc, toi qui me poses de si arrogantes conditions, reprit le chef en cachant d’un geste brusque sa main droite dans sa poitrine, sais-tu qui je suis, moi qui me suis humilié devant toi, et que dans ton fol orgueil tu as foulé aux pieds comme un chien rampant ?

— Que m’importe ? je me retire, je ne dois plus vous écouter.

— Un instant encore… Je suis l’arrière-petit-fils du toqui Cadeguel : une haine héréditaire nous sépare ; j’ai juré que je te tuerais, chien ! lapin ! voleur !

Et, d’un mouvement aussi prompt que la pensée, il sortit son bras qu’il tenait caché et frappa don Tadeo d’un coup de poignard en pleine poitrine.

Mais le bras de l’assassin fut saisi et disloqué par la main aux muscles de fer du Roi des Ténèbres, et l’arme se brisa comme verre sur la cuirasse que don Tadeo, de crainte de trahison, avait endossée sous ses vêtements.

Le bras du toqui tomba inerte et brisé à son côté.

Les soldats, qui avaient été témoins du péril couru par le dictateur, arrivaient en toute hâte.

Don Tadeo les arrêta d’un signe.