Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/445

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drai ta victime saine et sauve ; les tortures que je prétends lui infliger sont toutes morales, je ne suis pas un homme, moi, ma seule arme est la langue !

— Oui, mais cette arme a deux tranchants, souvent elle tue.

— Je te le rendrai, te dis-je. Où est-il ?

— Là ! répondit le chef en désignant une hutte en feuillages, mais n’oublie pas mes recommandations.

— Je ne les oublierai pas, répliqua-t-elle avec un ricanement sauvage.

Et elle se précipita vers la hutte.

— Il n’y a que les femmes qui sachent haïr, murmura Antinahuel en la suivant des yeux.

Une vingtaine de guerriers attendaient leur chef à l’entrée du camp.

Celui-ci sauta en selle et s’éloigna avec eux après avoir jeté un dernier regard à la Linda, qui en ce moment disparaissait dans la hutte.

Bien que par orgueil il n’en eût rien laissé paraître, les menaces de don Gregorio avaient produit sur Antinahuel une forte impression.

Il craignait avec raison que l’officier chilien ne massacrât ses prisonniers et ses otages. Les conséquences de cette action auraient été terribles pour lui, et lui auraient fait perdre sans retour le prestige dont il jouissait encore auprès de ses compatriotes ; aussi, contraint, pour la première fois de sa vie, de plier, il avait résolu de retourner sur ses pas et de s’aboucher avec cet homme qu’il croyait assez connaître pour être certain que, sans hésiter, il ferait ce qu’il avait dit.

Doué d’une grande finesse, Antinahuel se flattait d’obtenir de don Gregorio un délai qui lui permettrait de sacrifier son prisonnier sans être inquiété.

Mais l’heure pressait, il n’avait pas une minute à perdre ; aussi, à peine le camp avait-il été dressé, qu’il en avait provisoirement confié la garde à un Ulmen dévoué, et s’était à toute bride lancé, suivi de ses mosotones, dans la direction du gué du Biobio, afin d’arriver aux avant-postes chiliens avant l’heure marquée par don Gregorio pour ses terribles représailles, c’est-à-dire quelques instants avant le lever du soleil.

Il était à peine huit heures du soir. Antinahuel n’avait que six lieues à faire ; il se flattait donc, si rien ne contrariait ses projets, d’arriver bien avant l’heure et même d’être de retour vers le milieu de la nuit auprès des siens.

Aussi s’était-il éloigné joyeux en songeant à ce qui l’attendait au camp après son expédition.

Nous avons dit que la Linda avait pénétré dans la hutte qui servait de refuge à don Tadeo.

Celui-ci était assis sur un amas de feuilles sèches dans un coin de cette hutte, le dos appuyé contre un arbre, les bras croisés sur la poitrine et la tête baissée.

Absorbé par les amères pensées qui lui montaient au cœur, il ne s’était pas aperçu de la présence de la Linda qui, immobile à deux pas de lui, l’examinait avec une expression de rage et de haine satisfaite.

Depuis plusieurs jours déjà il était prisonnier de Antinahuel, sans que celui-ci, préoccupé par les difficultés de sa position critique, parût songer à assouvir la haine qu’il lui avait vouée.