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sante qui s’était continuellement déroulée à ses yeux éblouis, dans les Cordillères.

La réaction commencée en lui par sa liaison étroite avec Louis de Prébois-Crancé, âme aimante, intelligence faible, aux instincts délicats, s’était continuée en progressant sous la pression des scènes auxquelles il avait été constamment mêlé depuis qu’il avait posé le pied sur le sol régénérateur du Nouveau-Monde.

Son cœur avait tressailli d’enthousiasme, pour ainsi dire ; ses pensées, incessamment tendues vers l’infini, s’étaient développées, éclaircies, et avaient perdu à ce choc électrique toute leur vulgarité primitive.

Ce changement produit par son amitié pour l’homme qu’il avait sauvé du suicide, par le silence du désert et les voix divines qui parlent au cœur de l’homme sous les voûtes sombres et mystérieuses des forêts vierges, n’était encore qu’intérieur ; car si le rôle de protecteur qu’il s’était imposé envers son frère de lait, si le mutisme penseur des Indiens avaient habitué Valentin à réfléchir et à se rendre compte de tout ce qu’il voyait, le changement n’était qu’insensible encore dans ses allures et sa conversation.

Le vieux levain fermentait toujours en lui : pour un observateur superficiel il eût presque paru le même homme, et pourtant un abîme séparait son passé de son présent.

Cependant la nuit s’avançait, la lune était déjà parvenue aux deux tiers de sa course. Valentin réveilla Louis pour qu’il le remplaçât pendant qu’il prendrait quelques heures d’un repos indispensable.

Le comte se leva. Lui aussi était bien changé : ce n’était plus l’élégant et brillant gentilhomme qu’un parfum un peu fort faisait presque évanouir ; lui aussi s’était retrempé dans le désert, son front s’était bruni aux chauds baisers du soleil américain, ses mains endurcies, la fatigue n’avait plus de prise sur son corps, son jugement s’était mûri, enfin il était complètement transformé : c’était à présent un homme fort au physique ainsi qu’au moral.

Depuis près d’une heure déjà il avait remplacé Valentin lorsque César, qui jusque-là était resté nonchalamment étendu, le ventre au feu, releva brusquement la tête, aspira l’air dans toutes les directions, et fit entendre un grognement sourd.

— Eh bien ! César, dit à voix basse le jeune homme en flattant l’animal, qu’avez-vous donc, mon bon chien ?

Le terre-neuvien fixa ses grands yeux intelligents sur le comte, remua la queue et poussa un second grognement plus fort que le premier.

— Fort bien, reprit Louis, il est inutile de troubler le repos de nos amis avant de savoir positivement ce dont il s’agit ; nous irons tous deux à la découverte, hein, César ?

Le comte visita ses pistolets et son rifle et fit un signe au chien qui épiait tous ses mouvements.

— Allons ! César, lui dit-il, cherche, mon beau, cherche !

L’animal, comme s’il n’eût attendu que cet ordre, se lança en avant, suivi pas à pas par son maître, qui sondait les buissons et s’arrêtait par intervalles pour jeter un regard interrogateur autour de lui.