Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/470

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— Elle est belle, répondit froidement Trangoil Lanec, mais je donnerais toutes les femmes pâles pour une outre d’eau de feu comme les trois que porte mon cheval.

— Mon frère a de l’eau de feu ? demanda Antinahuel dont les yeux brillèrent de convoitise.

— Oui, répondit le chef, voyez.

Le toqui se retourna.

Le Puelche profita de ce mouvement pour laisser tomber adroitement sur les genoux de doña Rosario le papier que le comte lui avait remis, et qu’il tenait tout prêt dans sa main gauche.

— Tenez, fit-il pour éloigner de plus en plus l’attention de Antinahuel, le soleil descend à l’horizon, le mawkawis, — espèce de caille, — fait entendre le premier chant du soir ; que mon frère me suive, nous viderons avec ses guerriers ces outres que je suis heureux de posséder, puisqu’elles m’aideront à reconnaître sa cordiale hospitalité.

Les deux chefs s’éloignèrent.

Quelques minutes plus tard, les Indiens buvaient à longs traits l’eau-de-vie apportée par l’Ulmen.

Déjà l’ivresse commençait à les prendre aux cheveux.

Doña Rosario ne sut d’abord ce que signifiait ce message qui lui arrivait d’une étrange façon, elle jeta un regard à son père comme pour lui demander conseil.

— Lis, ma Rosarita, dit doucement don Tadeo ; dans notre position, que pouvons-nous apprendre, si ce n’est une bonne nouvelle ?

La jeune fille prit le billet en tremblant, l’ouvrit et le lut avec une joie secrète, son cœur lui avait déjà révélé le nom de son correspondant anonyme.

Il ne contenait que ces mots passablement laconiques, mais qui cependant firent éclore un sourire sur les lèvres roses de la pauvre enfant.

On espère si facilement à seize ans !

« Prenez courage, madame, nous préparons tout pour vous sauver enfin. »

Après avoir lu ou plutôt dévoré ces dix mots, la jeune fille donna le billet à son père en lui disant de sa voix mélodieuse comme un chant d’oiseau :

— Quel est donc cet ami qui veille sur nous ? que pourra-t-il faire ? hélas ! il faudrait un miracle pour nous sauver !

Don Tadeo lut à son tour attentivement le billet, puis il répondit à doña Rosario d’une voix tendre, mais un peu sévère :

— Pourquoi douter de la bonté infinie de Dieu, ma fille ? notre sort n’est-il pas entre ses mains ? ingrate enfant, as-tu donc oublié nos deux braves Français ?

La jeune fille sourit à travers ses larmes, et, se penchant gracieusement sur son père, elle déposa un chaud baiser sur son front.

La Linda ne put retenir un mouvement de jalousie à cette caresse dont elle n’avait pas sa part, mais l’espoir que sa fille serait bientôt libre la rendit toute heureuse et lui fit oublier une fois encore l’indifférence et la répulsion que, malgré elle, lui témoignait doña Rosario qui ne pouvait oublier que c’était à elle qu’elle devait tous ses malheurs.