Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/48

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La route fort belle, large et bien entretenue, taillée jadis par les Espagnols dans la montagne, est assez monotone et complètement dénuée d’intérêt pour un touriste. La végétation est rare, malingre ; une poussière fine, presque impalpable, s’élève au moindre souffle d’air. Ces quelques arbres qui poussent à de longues distances les uns des autres sont maigres, rachitiques, brûlés par le vent et le soleil, et semblent par leur apparence triste protester contre les essais de cultures que l’on a tentés à plusieurs reprises sur ce plateau, rendu stérile par les fortes brises de mer et les vents froids des Cordillères qui font rage au-dessus de lui.

Parfois l’on voit, à une hauteur immense, voler, comme des points noirs dans l’espace, les grands condors du Chili, les aigles des Andes ou des vautours fauves qui cherchent une proie.

À de longs intervalles passent des recuas de mules guidées par la yegua madrina, dont les grelots sonores s’entendent à une grande distance, accompagnant tant bien que mal le chant triste de l’arriero qui excite ainsi ses bêtes.

Ou bien, c’est un huaso de l’intérieur qui regagne sa chacra ou son hacienda, et qui, fièrement campé sur un cheval à demi sauvage, passe, enlevé comme par un tourbillon, en vous jetant au passage l’éternel :

Santas tardes, Caballero !

À part ce que nous venons de décrire, la route est triste, poussiéreuse et solitaire. Pas, comme chez nous, d’hôtelleries où on loge à pied et à cheval, — établissements qui seraient une anomalie dans un pays où l’étranger entre partout comme chez lui, — rien ! la solitude partout et toujours ; il faut supporter faim, soif et fatigue.

Mais les jeunes gens ne s’apercevaient de rien.

L’enthousiasme leur tenait lieu de ce qui leur manquait ; la route leur paraissait charmante, le voyage qu’ils faisaient délicieux.

Ils étaient en Amérique.

Ils foulaient enfin le sol du Nouveau-Monde, cette terre privilégiée, sur le compte de laquelle on fait tant de récits surprenants, dont tant de gens parlent et que si peu connaissent.

Débarqués depuis quelques jours, sous l’impression d’une interminable traversée, dont les ennuis avaient, comme un manteau de plomb, pesé sur leur esprit, ils voyaient le Chili au travers du prisme enchanteur de leurs espérances, et la réalité n’existait pas encore pour eux.

Ce que nous disons ici peut paraître un paradoxe à beaucoup de personnes. Cependant tous les voyageurs de bonne foi en reconnaîtront avec nous la rigoureuse exactitude.

Moitié en marchant sérieusement, moitié en flânant, les jeunes gens auxquels les événements politiques de la République chilienne étaient fort indifférents, et qui, conséquemment, ignoraient ce qui se passait, arrivèrent tranquillement à une lieue de Santiago à onze heures du soir, juste à l’instant où les dix patriotes chiliens tombaient à la Plaza-Mayor sous les balles des soldats du général Bustamente.

— Arrêtons-nous ici, dit joyeusement Valentin ; cela donnera à nos chevaux le temps de souffler un peu.