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— Non, me dis-je, quoi qu’il arrive, je ne laisserai pas des chrétiens sans sépulture devenir, dans ce désert, la proie des bêtes fauves !

Ma résolution prise, je l’exécutai immédiatement.

Sautant à terre, j’entravai mon cheval à l’amble. Je lui donnai la provende et je jetai quelques brassées de bois dans le feu qui bientôt pétilla et lança vers le ciel une colonne de flammes.

Parmi les objets que les Indiens avaient dédaignés, comme n’ayant pour eux aucune valeur, se trouvaient dés bêches, des pioches et autres instruments de labourage.

Je saisis une bêche, et, après avoir exploré avec soin les environs de mon campement, pour m’assurer qu’aucun danger immédiat ne me menaçait, je me mis en devoir de creuser une fosse.

La nuit était venue ; une de ces nuits américaines, claire, silencieuse, pleine d’enivrantes senteurs et de mystérieuses mélodies, chantées par le désert à la louange de Dieu.

Chose extraordinaire ! toutes mes craintes s’étaient évanouies comme par enchantement.

Seul dans cet endroit sinistre, auprès de ces cadavres affreusement mutilés, surveillé sans doute par les yeux invisibles des bêtes et des Indiens qui m’épiaient dans l’ombre, je ne sais quelle influence incompréhensible me soutenait et me donnait la force d’accomplir la rude et sainte tâche que je m’étais imposée.

Au lieu de songer aux dangers qui me menaçaient de toutes parts, je me trouvais en proie à une mélancolie rêveuse. Je pensais à ces pauvres gens, partis de si loin, pleins d’espoir dans l’avenir, pour chercher dans le Nouveau-Monde un peu de ce bien-être que leur refusait leur pays, et qui, à peine débarqués, étaient tombés, dans un coin ignoré du désert, sous les coups d’ennemis féroces ; ils avaient laissé dans leur patrie des amis, des parents peut-être, pour lesquels leur sort serait toujours un mystère, et qui, longtemps, compteraient les heures avec angoisse, en attendant un retour impossible !

À part deux ou trois alertes un peu vives, causées par des bruissements de feuilles dans les halliers, rien n’interrompit ma triste besogne.

En moins de trois quarts d’heure, j’eus creusé une fosse assez grande pour contenir les cinq cadavres.

Après avoir retiré les flèches qui les transperçaient, je les pris l’un après l’autre dans mes bras et je les étendis doucement, côte à côte, au fond de la tombe. Ensuite, je me hâtai de rejeter la terre et de combler la fosse, sur laquelle je traînai les plus grosses pierres que je pus trouver, afin d’empêcher les bêtes fauves de profaner les morts.

Ce devoir religieux accompli, je poussai un soupir de satisfaction, et, baissant la tête vers le sol, j’adressai mentalement à celui qui peut tout une courte prière pour les malheureux que j’avais inhumés.

Quand je relevai la tête, je poussai un cri de surprise et d’effroi, en portant la main à mes revolvers.

Sans que le plus léger bruit m’eût fait soupçonner son arrivée imprévue, à quatre pas en face de moi, un homme regardait appuyé sur un rifle.