Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Neuf heures sonnèrent lentement à une horloge lointaine, le bruit de l’airain, répété par les échos des mornes, vibra avec un accent plaintif dans la campagne déserte.

La lune sortant de derrière les nuages qui la voilaient, répandit pendant quelques secondes une lueur blafarde et tremblotante sur le paysage auquel elle donna un aspect fantastique.

Ce rayon fugitif d’une clarté douteuse permit cependant à une petite troupe de cavaliers qui gravissait péniblement un sentier sinueux sur le flanc d’une montagne, de distinguer à quelques pas devant elle la silhouette noire d’une maison à la plus haute fenêtre de laquelle veillait comme un phare une lueur rouge et incertaine.

Cette maison était la Quinta Verde.

À quatre ou cinq pas en avant de la troupe marchaient deux cavaliers embossés avec soin dans leurs manteaux, les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, précaution inutile en ce moment à cause des ténèbres qui couvraient la terre, mais qui cependant montrait que ces personnages avaient un grand intérêt à ne pas être reconnus.

— Dieu soit loué ! dit un des cavaliers à son compagnon, en arrêtant son cheval pour jeter un regard autour de lui et s’orienter autant que l’obscurité qui était revenue le lui permettait, je crois que nous serons bientôt rendus.

— En effet, général, répondit le second, dans un quart d’heure au plus tard nous serons au terme de notre voyage.

— Ne nous arrêtons donc pas, reprit celui auquel on avait donné le titre de général, j’ai hâte de pénétrer dans cet antre si terrible.

— Un instant, reprit le premier interlocuteur en insistant, il est de mon devoir d’avertir Votre Excellence qu’il est encore temps de rétrograder, ce qui serait peut-être le plus prudent.

— Retenez bien ceci, Diego, dit le général en fixant sur son compagnon un regard qui brilla dans la nuit comme celui d’un chat-tigre, dans les circonstances où je me trouve, la prudence, ainsi que vous l’entendez, serait une lâcheté ; je sais à quoi m’oblige le rang où m’a placé la confiance de mes concitoyens, la position est des plus critiques pour nous : la réaction libérale relève la tête de toutes parts, il faut en finir avec cette hydre sans cesse renaissante ; la nouvelle que don Tadeo a échappé à la mort s’est répandue avec la rapidité d’une traînée de poudre, tous les mécontents dont il est le chef s’agitent avec une arrogance sans égale ; si j’hésitais aujourd’hui à frapper un grand coup et à écraser la tête du serpent qui siffle à mes oreilles, peut-être demain serait-il trop tard ; c’est toujours l’hésitation qui a perdu les hommes d’État dans les moments décisifs.

— Cependant, général, si l’homme qui vous a fourni ces renseignements…

— Est un traître, n’est-ce pas ? mon Dieu ! c’est probable, mais aussi n’ai-je rien négligé pour neutraliser les conséquences de cette trahison que je prévois.

— Ma foi, général, moi à votre place…

— Merci, mon vieux camarade, merci de votre sollicitude pour moi, mais