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Le Forestier

tout ce que j’avais à vous dire ; allez, de près comme de loin, ma bienveillance veillera sur vous. » Et sans me laisser le temps de lui répondre, le roi me fit un geste d’adieu et passa dans une autre pièce. Je sortis je ne sais comment de l’Escurial et je rentrai dans mon palais, sans qu’il me fut possible de savoir de quelle façon j’y étais revenu ; je trouvai chez moi le secrétaire particulier du puissant ministre qui venait, au nom du roi, me demander la démission de toutes mes charges ; le roi se hâtait de me donner des preuves de la bienveillance dont il m’avait assuré ; je donnai ces démissions, que je signai sans daigner prononcer une parole ; le secrétaire les prit, les examina, puis il me demanda avec un sourire légèrement ironique quand je comptais quitter la cour : « Cette nuit même, » répondis-je ; et je congédiai cet homme.

— Ainsi, vous n’êtes plus rien, mon fils ?

— Rien, mon père, que le fils de Cristiana de Tormenar, et ce titre, vive Dieu ! nul ne pourra me l’enlever. D’ailleurs, que me font les titres ? Mais je n’ai pas fini mon récit, mon père.

— Continuez donc, mon fils, je vous écoute.

— Le soir de ce même jour, le duc de Médina Sidonia, père d’un de mes amis les plus intimes, donnait une fête à laquelle toute la haute noblesse avait été invitée comme je n’avais commis aucun crime, qu’à ma connaissance je n’étais coupable d’aucune mauvaise action, je ne trouvai pas digne de moi de quitter la cour en fugitif ; je résolus donc d’assister à cette fête et de m’y présenter le front haut, comme doit le faire un homme fort de son innocence ; je fis préparer mes équipages, je réglai tout pour mon départ, et après avoir ordonné à mes gens de m’attendre à Alcala de Henares, je me rendis au palais de Médina Sidonia, suivi d’un domestique que j’avais, seul, gardé près de moi. La foule était nombreuse, brillante, et envahissait les salons. Mon entrée fit sensation ; je m’y attendais ; je me tins ferme ; ma disgrâce était connue déjà sans doute, car de tous mes nombreux amis de la veille, cinq ou six seulement eurent le courage de venir à moi et de me presser la main, marque de sympathie dont je leur sus gré au fond du cœur. Médina Sidonia, le fils du duc, et d’Ossuna, me prirent par le bras, se promenèrent en causant gaiement avec moi à travers la foule, qui s’écartait sur notre passage comme si j’eusse eu la peste ; puis ils m’entraînèrent dans un salon éloigné où toute la jeune noblesse semblait s’être donné rendez-vous, pour rire et plaisanter à son aise, sans crainte d’être dérangée.

Parmi ces jeunes seigneurs s’en trouvait un à peu près de mon âge, nommé, ou plutôt qu’on nomme don Felipe de Guzman d’Olivarez. Il est fils du comte duc et d’une comédienne de Séville. Trois ans auparavant son