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Le Forestier


Il en est, du reste, de même des soldats en campagne ou bivouaquant devant l’ennemi la veille d’une bataille ; ils disent avec raison, à notre avis, car nous avons été nous-même souvent mis en mesure d’en constater la vérité pendant nos longues courses en Amérique, que le physique sauvegarde le moral, et que, pour avoir les idées claires et le cœur fort, il faut, avant tout, avoir le ventre plein.

Les deux boucaniers firent honneur au simple mais copieux repas que leur offrait leur hôte : repas égayé par quelques tragos de bonne eau-de-vie de France, dont, en vieux routiers qu’ils étaient, ils avaient eu soin d’emporter avec eux quelques lourdes botas, en cas d’accident, ainsi que disait Michel le Basque avec ce sérieux railleur qui était un des côtés saillants de son caractère.

L’Indien, de même que la plupart des guerriers de sa nation, était fort sobre : il mangea quelques bouchées, mais malgré les pressantes instances de ses convives, il refusa de goûter la liqueur dorée.

Cet homme se nommait, ou plutôt se laissait nommer José, nom générique que les Espagnols, on ne sait pourquoi, par ironie peut-être, donnent à tous les Indiens, bravos ou civilisés.

C’était un des types les plus accomplis de la belle race indienne, croisée avec celles de l’Europe et de l’Afrique.

D’une taille élevée, bien prise, parfaitement proportionnée, son corps eut pu servir de modèle a l’Apollon Pythien ; ses membres, dont les muscles saillants avaient la rigidité du fer, dénotaient une vigueur, une agilité et une souplesse peu communes.

Son visage au galbe pur, aux traits fins, réguliers, avait cette sûreté de lignes que l’on ne rencontre ordinairement que dans la race caucasienne ; ses yeux noirs, bien fendus, frangés de longs cils bruns qui jetaient une ombre sur ses joues d’un rouge cuivré, avaient le regard droit, profond, scrutateur, et imprimaient à sa physionomie mobile un cachet de finesse impossible à rendre et que le sourire de sa bouche un peu rêveuse rendait plus saisissant encore ; de plus, il était doué de cette singulière faculté magnétique qui permet à ceux qui la possèdent d’exercer une influence irrésistible sur les gens avec lesquels le hasard ou les circonstances les mettent en rapport.

José paraissait avoir de quarante à quarante-cinq ans ; peut-être était-il plus âgé, peut-être l’était-il moins : il est impossible de fixer exactement l’âge d’un Indien.

Quand à son moral, il était assez difficile de savoir à quoi s’en tenir sur son compte à cet égard. Son caractère paraissait doux, franc, loyal, désintéressé, gai, communicatif, mais peut-être jouait-il un rôle et, sous les apparences d’une