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XV

L’ESPION

Montbars entra donc dans la case.

Deux personnes se trouvaient dans la première pièce, espèce de chambre à deux fins, demi-salon, demi-cuisine.

Ces deux personnes étaient un engagé du capitaine Williams Drack et un inconnu.

Quant au capitaine, il était absent en ce moment.

L’œil du flibustier étincela à la vue de l’inconnu et un sourire funèbre plissa ses lèvres pâles.

Quant à celui-ci, assis devant une table placée au milieu de la pièce, il déjeunait tranquillement avec un morceau de lard froid accommodé à la pimentade et arrosé par une bouteille de vin de Bordeaux, vin qui, soit dit entre parenthèses, bien qu’ignoré à Paris où il ne fut connu que sous Louis XV, grâce au duc de Richelieu de retour de son gouvernement de Guyenne, était déjà depuis longtemps apprécié en Amérique.

L’inconnu était un homme d’une taille assez élevée, au visage pâle, aux traits ascétiques, maigre, osseux et anguleux, mais dont les manières nobles dénotaient un rang élevé dans la société, rang que son costume simple et même plus que modeste essayait vainement de dissimuler, sinon de déguiser complètement.

À l’entrée du flibustier, sans même relever la tête, il laissa glisser un regard de côté sous ses longues paupières de velours et de nouveau s’absorba ou parut s’absorber dans la contemplation du plantureux déjeuner placé devant lui.

Tout était commun entre les flibustiers ; chacun prenait chez l’autre, que celui-ci y fût ou non, ce dont il avait besoin, armes, poudre, habits ou nourriture, sans que celui auquel ces emprunts étaient faits eût le droit de s’en formaliser ou de faire la plus légère observation ; ceci était non seulement admis et toléré, mais bien considéré comme un droit dont tous usaient sans le moindre scrupule.

Montbars, après avoir jeté un regard circulaire dans la pièce, prit une chaise, s’assit sans façon en face de l’inconnu et s’adressant à l’engagé :

— Sers-moi à déjeuner, j’ai faim ! lui dit-il.

Celui-ci, sans se permettre la moindre observation, se mit immédiatement en devoir d’obéir.

En un instant, avec une célérité extrême, il eut servi un copieux déjeuner au flibustier ; puis il se plaça derrière lui afin de le servir.

— Mon ami, dit nonchalamment le flibustier, je vous remercie ; mais je n’aime pas, lorsque je prends mon repas, avoir quelqu’un derrière moi. Retirez-vous, tenez-vous devant la porte de la case ; et, ajouta-t-il avec un coup d’œil