Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De son côté, Montbars mangeait sans s’occuper, ou du moins sans paraître s’occuper du convive placé juste en face de lui.

Ce manège dura quelques minutes : on n’entendait d’autre bruit dans cette pièce, où cependant grondaient de si vives passions intérieures, que celui produit par les couteaux et les fourchettes grinçant sur les tranchoirs.

Enfin Montbars releva la tête et fixa son regard sur l’inconnu.

— Vous êtes bien taciturne, monsieur, lui dit-il, du ton de bonhomie d’un individu qu’un long silence fatigue et qui désire entamer la conversation.

— Moi, monsieur ? répondit l’inconnu, en relevant la tête à son tour et de l’accent le plus calme ; mais non pas, que je sache.

— Cependant, monsieur, reprit le flibustier, je vous ferai observer que depuis plus d’un quart d’heure que j’ai l’honneur de me trouver en votre compagnie, vous ne m’avez pas encore adressé un mot, même de bienvenue.

— Excusez-moi, alors, monsieur, fit l’inconnu avec une légère inclination de la tête. Cette faute est entièrement involontaire ; d’ailleurs, n’ayant pas l’avantage de vous connaître…

— En êtes-vous bien sûr, monsieur ? interrompit l’aventurier avec ironie.

— Du moins, je le crois, monsieur ; donc, n’ayant rien à vous dire, j’ai supposé qu’il était inutile d’entamer une conversation qui ne saurait avoir de but.

— Qui sait, monsieur ? reprit railleusement le flibustier ; les conversations les plus frivoles quand on les commence deviennent souvent fort intéressantes au bout de quelques instants.

— Je doute qu’il en soit ainsi de la nôtre, monsieur. Permettez-moi donc de l’interrompre à ces premiers mots ; d’ailleurs, mon repas est terminé, dit l’inconnu en se levant, et des affaires sérieuses réclament ma présence. Veuillez donc m’excuser de vous fausser aussi brusquement compagnie et croire à tous mes regrets.

L’aventurier ne quitta pas sa place ; mais, se renversant avec une gracieuse nonchalance sur sa chaise tout en jouant avec le couteau qu’il tenait à la main :

— Pardon, cher monsieur, dit-il de sa voix douce et insinuante, un mot seulement, je vous prie.

— Alors faites vite, monsieur, répondit l’inconnu en s’arrêtant ; car je suis fort pressé, je vous jure.

— Oh ! vous m’accorderez bien quelques minutes, reprit l’aventurier, toujours railleur.

— Puisque vous le désirez si vivement, je ne vous refuserai pas, monsieur ; mais je vous certifie que je suis fort pressé.

— Je n’ai aucun doute à cet égard, monsieur, pressé de quitter cette case surtout, n’est-il pas vrai ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda l’inconnu avec hauteur.

— Je veux dire, répondit en se levant le flibustier et en marchant vers lui et se plaçant devant la porte, qu’il est inutile de feindre davantage et que vous êtes reconnu, monsieur.

— Reconnu, moi ? Je ne vous comprends pas ; que signifient ces paroles ?