Page:Aimard - Les Aventuriers, 1891.djvu/131

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— J’ai dit que votre conclusion n’était pas logique.

— J’ai parfaitement entendu.

— Et je le prouve, continua-t-il ; accordez-moi, à votre tour, quelques instants d’attention.

— Soit ; il faut être miséricordieux pour ceux qui vont mourir.

— Vous êtes bien bon ; mais, grâce à Dieu, je n’en suis pas encore là. Il y a loin de la coupe aux lèvres, dit un proverbe fort sensé de mon pays.

— Allez toujours, dit le flibustier avec un sourire sinistre.

Mais l’Espagnol ne s’émut pas.

— Il est évident pour moi, monsieur, que vous avez quelque affaire ou quelque marché à me proposer !

— Moi !

— Certainement. Voici pourquoi : m’ayant reconnu pour espion, car je dois convenir que j’en suis bien réellement un, vous voyez que je mets de la franchise dans mes aveux, rien ne nous était plus facile que de me faire brancher au premier arbre venu, et cela, sans autre forme de procès.

— Oui, mais je vais le faire.

— Non, vous ne le ferez pas maintenant, et voici pourquoi : vous croyez, pour des raisons que j’ignore, car je ne vous fais pas l’injure de supposer que vous éprouviez un mouvement de pitié pour moi, vous si justement nommé par mes compatriotes l’Exterminateur ; vous croyez, dis-je, que je puis vous servir, vous être utile, que sais-je enfin, pour la réussite d’un de vos projets ; en conséquence, au lieu de me faire pendre, ainsi que vous l’eussiez fait en toute autre circonstance, vous êtes venu tout droit me trouver ici, où je me croyais cependant bien caché, afin de causer avec moi. Voyons, parlez, je vous écoute, de quoi s’agit-il ?

Et après avoir prononcé ces paroles de l’air le plus dégagé qu’il put affecter, don Antonio se renversa sur le dossier de sa chaise en tordant délicatement une cigarette entre ses doigts.

Le flibustier considéra un instant l’Espagnol avec une surprise qu’il n’essaya pas même de dissimuler ; puis, éclatant de rire :

— Eh bien ! à la bonne heure, dit-il ; je préfère cela, il n’y aura pas de malentendu entre nous. Oui, vous avez deviné, j’ai une proposition à vous faire.

— Cela n’était pas difficile à découvrir, monsieur ; mais passons : cette proposition, quelle est-elle ?

— Mon Dieu, elle est bien simple. Il s’agit tout uniment pour vous d’intervertir vos projets, de changer de rôle en un mot.

— Très bien ! je vous comprends ; c’est-à-dire que, au lieu de vous trahir au bénéfice de l’Espagne, je trahirai l’Espagne à votre profit.

— Voilà ; vous voyez que c’est facile.

— Très facile, en effet, mais diablement scabreux ; et, en supposant que je consente à ce que vous me demandez, quel avantage en retirerai-je ?

— D’abord, il va sans dire que vous ne serez pas pendu.

— Peuh ! mourir pendu, noyé, ou fusillé, c’est toujours à peu près la même chose. Je désirerais un bénéfice plus net et plus clair, si vous voulez.