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murmurer entre eux : « Veillons bien, prenons garde. » Enfin j’arrivai à Santo-Domingo. Mon premier soin, ainsi que je te l’ai dit, fut de me rendre auprès du comte de Bejar, ton époux. Il me reçut aussi bien qu’il est capable de le faire, mais lorsque je lui annonçai mon intention de venir te joindre ici, ses sourcils se froncèrent et son premier mot fut : « Diable ! diable ! vous voulez aller au hatto ; prenez garde, don Sancho, prenez garde ! » C’était à en devenir enragé ; cet avertissement sinistre qui partout et à toute heure résonnait à mon oreille me rendait fou ; je n’essayai pas de demander une explication à ton mari, je n’en aurais rien tiré ; seulement je me réservai, in petto, d’avoir le cœur net de cette phrase de mauvais augure aussitôt que l’occasion s’en présenterait ; elle ne tarda pas, en effet, seulement je ne suis pas plus avancé qu’auparavant et c’est à toi que je demanderai enfin le mot de l’énigme.

— Mais j’attends d’abord que tu t’expliques, car je t’avoue que jusqu’à présent je ne comprends absolument rien à ce que tu me racontes.

— Bon, laisse-moi finir. À peine m’étais-je mis en route avec les esclaves que ton mari m’a prêtés, que je vis ces drôles constamment tourner la tête à droite et à gauche d’un air effaré. Dans le premier moment je n’y attachai pas grande importance ; mais ce matin, ayant aperçu un magnifique sanglier, l’envie me prit de le tirer, ce que je fis du reste, je te l’apporte ; lorsque ces diables de nègres me virent armer mon fusil, ils se jetèrent à genoux devant moi en joignant les mains avec frayeur et en s’écriant, du ton le plus lamentable : « Prenez garde, Excellence, prenez garde ! — À quoi dois-je prendre garde, misérables ? m’écriai-je exaspéré. — Aux ladrones ! Excellence, aux ladrones ! » Je ne pus obtenir d’eux d’autre explication que celle-là ; mais j’espère, petite sœur, que tu voudras bien me dire, toi, ce que c’est que ces ladrones si redoutables.

Et il se pencha vers elle ; doña Clara, les yeux démesurément ouverts, les bras étendus, les traits bouleversés, fixait sur lui un regard tellement extraordinaire, qu’il recula avec épouvante.

— Les ladrones ! les ladrones ! répéta-t-elle, à deux reprises, d’une voix stridente, oh ! pitié, mon frère !

Elle se leva toute droite, fit quelques pas en avant, d’un mouvement automatique, et tomba évanouie sur le plancher.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le jeune homme en se précipitant vers elle pour la relever.


XXI

LE RÉCIT DU MAYORDOMO

Don Sancho, fort inquiet de l’état dans lequel il voyait sa sœur, se hâta d’appeler ses femmes qui accoururent aussitôt. Il la confia à leurs soins et se retira dans l’appartement préparé pour lui, en ordonnant qu’on l’avertit aussitôt que doña Clara éprouverait un mieux, si léger qu’il fût.