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complètement l’esprit libre pour leurs hautes combinaisons politiques, il s’attachait, autant que cela lui était possible toutefois, à comprimer les battements de son cœur, et à ne troubler en rien, par une passion insolite, le calme azur de son existence.

Capitaine dans l’armée en attendant mieux et pour avoir l’air de faire quelque chose, il avait suivi, en qualité d’aide de camp, son père au Mexique lorsque celui-ci avait été nommé vice-roi de la Nouvelle-Espagne. Mais trop jeune encore pour envisager sérieusement la vie et être ambitieux, il ne s’était occupé que de jeu et d’amourettes depuis qu’il était arrivé en Amérique, ce qui avait fort contrarié le duc, qui, ayant passé l’âge du plaisir, n’admettait plus que les jeunes gens sacrifiassent à l’idole qu’il avait lui-même si longtemps encensée.

Excellente nature au demeurant, doux, facile à vivre, mais entiché, comme tous les Espagnols de cette époque et peut-être encore de l’époque actuelle, des préjugés de caste, considérant les nègres et les Indiens comme des bêtes de somme créées à son usage et dédaignant de cacher le mépris et le dégoût qu’il éprouvait pour ces races déshéritées.

En un mot, don Sancho, selon un précepte de sa famille, regardait toujours au-dessus de lui et jamais au-dessous ; il supportait ses égaux, mais établissait une infranchissable barrière de hauteur et de dédain entre lui et ses inférieurs.

Cependant, à son insu peut-être, car nous ne voulons pas lui en accorder le mérite, un sentiment tendre s’était glissé au milieu de la froide atmosphère dans laquelle il s’était condamné à vivre, avait pénétré jusqu’à son cœur et parfois menaçait de renverser toutes ses transcendantes théories sur l’égoïsme.

Ce sentiment n’était rien autre que l’amitié qu’il éprouvait pour sa sœur, amitié qui pouvait passer pour de l’adoration, tant elle était dévouée, respectueuse et bien véritablement sans calcul et sans arrière-pensée ; pour plaire à sa sœur, il aurait tenté l’impossible ; un simple mot tombé de ses lèvres le rendait souple, obéissant comme un esclave ; un désir qu’elle manifestait devenait immédiatement pour lui un ordre, aussi sérieux et peut-être davantage que s’il fût venu du roi d’Espagne et des Indes, bien que ce magnifique potentat se flattât orgueilleusement que le soleil ne se couchait jamais dans ses États.

Le premier mot du comte, dès qu’il se trouva seul dans son appartement, montre du reste son caractère mieux que tout ce qu’on en pourrait dire.

— Allons ! s’écria-t-il en se laissant aller d’un air désespéré dans un fauteuil, moi qui croyais passer pendant quelques jours une si agréable existence ici, il va me falloir entendre les doléances de Clara et la consoler ; que le diable soit des gens malheureux ! on dirait qu’ils s’acharnent après moi pour troubler ma tranquillité.

Au bout de trois quarts d’heure à peu près, une esclave noire vint lui annoncer que doña Clara avait repris connaissance, mais qu’elle se sentait si faible et si brisée, qu’elle le priait de la dispenser de le recevoir ce même soir.

Le jeune homme fut intérieurement assez satisfait de cette liberté qui