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les langues, et dans lequel, avec la plus grande facilité, les espions espagnols s’introduisaient sans courir le risque d’être découverts, et éventaient ainsi tous les projets des flibustiers.

Montbars, avant de marcher en avant et d’attaquer les Espagnols, qu’il soupçonnait, avec raison, d’avoir été instruits déjà des motifs de sa présence dans l’île, soit par don Antonio de la Ronda, soit par d’autres espions, et ne voulant pas, lorsqu’il se préparait à surprendre l’ennemi, être surpris lui-même et voir sa retraite coupée par une attaque imprévue, résolut de mettre le Port-Margot à l’abri d’un coup de main.

Le grand conseil des flibustiers fut convoqué à bord du lougre amiral. De cette façon les résolutions prises dans le conseil ne transpireraient pas dans des oreilles ennemies, toujours ouvertes pour les entendre.

Deux jours après le départ du Poletais, le conseil se réunit donc sur le pont même du navire qui avait été disposé à cet effet, la chambre de l’amiral ayant été jugée trop petite pour contenir tous ceux que leur richesse ou leur réputation autorisaient à faire partie de la réunion.

À dix heures du matin, de nombreuses pirogues se détachèrent du rivage et vinrent, à force de rames, accoster le lougre, non seulement par la hanche de tribord, mais encore par tous les côtés à la fois.

Montbars recevait les délégués au fur et à mesure qu’ils se présentaient et les introduisait sous la tente préparée pour eux.

Bientôt tous les délégués se trouvèrent réunis à bord ; ils étaient au nombre de quarante, flibustiers, boucaniers ou habitants ; tous, aventuriers depuis de longues années aux îles, ennemis acharnés des Espagnols, dont le teint bronzé par le soleil des tropiques, les traits énergiques et les regards ardents les faisaient plus ressembler à des bandits qu’à de paisibles colons, mais dont l’allure franchement décidée laissait deviner les prodiges d’incroyable audace que déjà ils avaient accomplis et ceux que, le moment venu d’agir, ils accompliraient encore.

Lorsque tous les membres du conseil furent à bord, Michel le Basque donna l’ordre aux pirogues de retourner à terre, et de n’accoster le navire de nouveau, que lorsqu’elles apercevraient un pavillon quadrillé de rouge et de noir hissé à la tête du grand mât du lougre.

Un splendide déjeuner précéda le conseil qui ne fut tenu qu’à table et au moment du dessert, afin de mieux déjouer les regards indiscrets qui, du haut des mornes, surveillaient sans doute ce qui se passait à bord.

Lorsque le repas fut terminé, que l’eau-de-vie, les pipes et le tabac eurent été servis par les engagés, ordre fut donné d’enlever les rideaux de la tente ; tout l’équipage du lougre se retira sur l’avant du bâtiment, et Montbars, sans quitter son siège, frappa de son couteau sur la table pour réclamer le silence.

Les délégués savaient vaguement que de graves intérêts allaient être traités, aussi n’avaient-ils bu et mangé que pour la forme, et bien que la table offrît toutes les apparences d’une véritable orgie flibustière, les têtes étaient saines, les cerveaux parfaitement froids.