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une extrême prudence que les soldats s’aventuraient sur ce terrain à peine refroidi et qui pouvait recéler de nouvelles embûches.

Le comte, désignant de la pointe de son épée le boucan, excitait en vain ses soldats à presser leur marche et à en finir avec cette poignée de misérables qui osaient tenir tête aux troupes de Sa Majesté ; les soldats faisaient la sourde oreille et n’avançaient qu’avec plus de précaution ; le calme et l’apparente insouciance de leurs ennemis les effrayaient davantage qu’une démonstration hostile, et devait, à leur avis, recéler quelque piège terrible.

En ce moment la situation se compliqua par un épisode étrange : une pirogue traversa la rivière et vint aborder juste à l’endroit que les Espagnols avaient quitté depuis quelques minutes à peine.

Cette pirogue contenait cinq personnes, trois aventuriers et deux Espagnols.

Les aventuriers mirent pied à terre aussi tranquillement que s’ils eussent été seuls, et poussant les deux Espagnols devant eux, ils s’avancèrent résolument du côté des soldats.

Ceux-ci, étonnés, confondus de tant d’audace, les regardaient venir sans oser faire un mouvement pour s’opposer à leur passage.

Ces trois aventuriers étaient Montbars, Michel le Basque et l’Olonnais, sept ou huit venteurs les suivaient ; les deux Espagnols marchaient sans armes devant eux, assez inquiets sur leur sort, ainsi que le démontraient la pâleur de leur visage et les regards effarés qu’ils jetaient autour d’eux.

Le comte, en apercevant les aventuriers, poussa un cri de rage et bondit l’épée haute à leur rencontre.

— Sus aux ladrones ! cria-t-il.

Les soldats, honteux d’être tenus en échec par trois hommes, firent volte-face et s’élancèrent résolument.

Les aventuriers furent entourés en un instant ; sans être autrement surpris de cette manœuvre, ceux-ci s’arrêtèrent aussitôt, et s’appuyant épaule contre épaule ils firent ainsi face de tous les côtés à la fois.

Instinctivement les soldats s’arrêtèrent.

— À mort ! cria le comte, pas de pitié pour les ladrones !

— Silence, répondit Montbars ; avant de menacer, écoutez d’abord les nouvelles que vous apportent ces deux courriers.

— Saisissez ces misérables ! s’écria de nouveau le comte, tuez-les comme des chiens !

— Allons donc, reprit Montbars avec ironie, vous êtes fou, mon gentilhomme ; nous saisir, nous, je vous en défie !

Alors les trois aventuriers, débouchant les gourdes pleines de poudre pendues à leur ceinture, en vidèrent le contenu dans leur bonnet, par-dessus cette poudre ils jetèrent les balles de leurs fusils, et, tenant d’une main leur bonnet transformé ainsi en brûlot, de l’autre une pipe allumée, après avoir rejeté négligemment leur fusil en bandoulière :

— Attention, frères ! reprit Montbars, et vous, passage, misérables ! si vous ne voulez pas que nous vous fassions tous sauter[1] !

  1. Cette action, attribuée à tort à différents boucaniers, appartient au premier Montbars, qui employa ce moyen avec le même succès dans une occasion identique.