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— Dame ! il fait noir comme dans la soute du diable ; il n’y a pas de lune ; à dix pas, il est impossible de rien distinguer, lorsque vous serez pour revenir à bord, comment le saurai-je, si vous ne m’avertissez pas par un signal ?

— C’est juste, comment faire alors ?

— Voici un pistolet, il n’est pas chargé, mais il y a de la poudre dans le bassinet, vous brûlerez une amorce.

— Merci, dit le major en prenant le pistolet et le passant à sa ceinture.

Il descendit dans le canot, qui dansait sur la lame à tribord du lougre, s’assit à l’arrière ; l’embarcation déborda, et quatre vigoureux matelots, se courbant sur les avirons, la firent voler sur l’eau.

— Bon voyage ! cria le patron.

Il sembla au major que ce souhait avait été articulé d’un ton d’ironie assez prononcé par maître Nicaud, mais il n’y attacha pas autrement d’importance et tourna ses regards vers la terre, qui grandissait de plus en plus.

Bientôt l’avant du canot grinça sur le sable de la plage ; on était arrivé.

Le major descendit à terre, et, après avoir recommandé aux marins de retourner à bord, il releva les plis de son manteau sur son visage, s’éloigna à grands pas et ne tarda pas à disparaître dans les ténèbres.

Cependant, au lieu d’obéir à l’injonction qui leur était faite, trois des matelots débarquèrent à leur tour, et suivirent à distance le major, en ayant soin de se tenir hors de sa vue, tandis que le quatrième demeuré à la garde de l’embarcation, la cachait derrière une pointe de terre, l’amarrait solidement à un fragment de rocher et, sautant à terre, un fusil à la main, il s’embusquait un genou en terre, les yeux dirigés vers l’intérieur de l’ile, dans la position d’un chasseur à l’affût.

Cependant le major continuait à s’avancer à grands pas dans la direction des ruines, dont l’imposante silhouette commençait déjà à se profiler à ses yeux, empruntant aux ténèbres qui les enveloppaient une apparence rendue plus majestueuse encore.

Le major, convaincu que son ordre avait été ponctuellement exécuté, car il n’avait aucun motif de se défier du patron Nicaud, que toujours et en toutes circonstances il avait trouvé empressé et fidèle, marchait sans retourner la tête, sans même prendre des précautions qu’il jugeait inutiles, étant bien loin de se douter que plusieurs hommes suivaient ses pas et épiaient ses démarches.

Il était facile de reconnaître, à la manière délibérée dont il marchait, et à la facilité avec laquelle il tournait les obstacles et trouvait son chemin dans les ténèbres, que ce n’était pas la première fois que le major venait en ce lieu si solitaire et si abandonné qu’il parût.

Après être entré dans les ruines, M. de l’Oursière traversa un cloître encombré de décombres informes et, se frayant un passage à travers les pierres et les ronces, il entra dans l’église du couvent, magnifique échantillon du style roman le plus pur, dont le dôme émietté sous l’effort incessant du temps s’était écroulé et dont le chœur et l’abside seuls demeuraient encore intacts au milieu des colonnes brisées et des autels devenus informes.

Le major traversa le chœur et atteignit l’abside, où il s’arrêta.