— Bah ! est-ce que nous avons jamais compté nos ennemis, nous autres ? Les Frères de la Côte d’aujourd’hui sont ce qu’ils étaient de votre temps, monsieur d’Ogeron, croyez-le bien, chacun de nous vaut dix Gavachos.
— Ah ! pourquoi Philippe ne vient-il pas ? il nous aurait donné un bon avis, peut-être.
— Philippe vous aurait parlé comme moi, monsieur d’Ogeron.
— C’est possible, mon ami ; mais l’affaire est grave et mérite qu’on y réfléchisse sérieusement.
— Réfléchissez-y, soit ; mais n’y renoncez pas. Car je vous jure que maintenant que je connais vos projets, l’eau me vient à la bouche, et si vous nous abandonniez, vive Dieu ! je prendrais l’île sans vous, aussi vrai que je me nomme Pierre Legrand et que je déteste les Espagnols ! Je ne sais pas comment je ferai, par exemple ! mais c’est égal, je suis certain que je réussirai.
M. d’Ogeron se mit à rire à cette boutade du flibustier.
— Voyons, calme-toi, mauvaise tête, dit-il, je n’ai pas dit que je renonçais.
— À la bonne heure, donc !
En ce moment un homme entra dans la salle ; il s’arrêta un instant sur le seuil de la porte, jeta un regard soupçonneux autour de lui ; puis, ayant reconnu sans doute les deux personnages qui seuls se trouvaient dans l’auberge, il se débarrassa de son manteau et s’avança à grands pas vers eux.
— Eh ! s’écria Pierre, voilà Philippe, enfin ! Bonsoir, matelot, ajouta-t-il en lui tendant la main.
— Bonsoir, Pierre, répondit le nouveau venu, me voici, que me veux-tu ? Vive Dieu ! il faut que la chose en vaille la peine ! sinon je t’avertis que je te garderai rancune de m’avoir contraint à venir te trouver ici, lorsque j’avais la perspective d’un passe-temps bien autrement agréable.
Pierre éclata de rire.
— Regarde, dit-il en désignant M. d’Ogeron, qui, en voyant entrer son neveu, s’était mis un peu dans l’ombre.
Philippe se tourna vers lui.
— Eh ! mais, s’écria-t-il joyeusement, je ne me trompe pas : mon bon oncle, est-ce bien vous ?
— Pardieu, qui veux-tu que ce soit ! dit Pierre d’un ton goguenard.
— Cela vous fait donc plaisir, de me voir, mon neveu ? répondit le vieillard.
— En doutez-vous, mon oncle ? s’écria-t-il en se jetant dans les bras que M. d’Ogeron ouvrait pour le recevoir.
— Non, Philippe, je n’en doute pas, dit-il avec émotion, je sais que vous m’aimez.
— Merci, mon oncle. Ah çà ! quel bon vent vous amène ? venez-vous vous fixer parmi nous ? ce serait une bien agréable surprise à me faire.
— Peut-être, mon neveu ; je ne nuis encore vous dire ni oui ni non, cela dépendra de certaines conditions.