Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/69

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— À votre aise.

— Entre frères on se tutoie.

— À ton aise, frère.

— À la bonne heure ! Ton nom, le voici : tu te nommeras désormais Francœur ; je me trompe fort, ou bien ce nom deviendra célèbre parmi nous.

— Pardieu ! je ferai tout ce qu’il faudra pour cela, sois tranquille, répondit gaiement le nouvel aventurier.

Montbars avait écouté en souriant, comme il savait sourire, c’est-à-dire en plissant légèrement les lèvres, ce rapide colloque des deux jeunes gens.

Martial ou Francœur, car désormais nous lui donnerons indistinctement ces deux noms, nageait littéralement dans la joie ; une réussite aussi complète dépassait toutes ses espérances.

— Maintenant, dit Montbars, puisque vous voulez naviguer avec moi, vous allez être satisfait. Il frappa du poing sur la table : Holà, les caïmans ! cria-t-il, avancez à l’ordre.

Les matelots quittèrent aussitôt leurs tables.

Montbars laissa un moment errer son regard sur ces visages bronzés, avec une satisfaction visible ; puis, après un instant, reprenant la parole au milieu du silence le plus complet des assistants :

— Frères de la Côte, dit-il, officiers-maîtres, quartiers-maîtres et matelots, notre frère le Malouin, qui remplissait à bord les fonctions de lieutenant, ayant été tué par les Gavachos lors de l’abordage du galion la Santissima-Trinidad, usant des pouvoirs qui me sont conférés par la charte-partie que tous vous avez signée avec moi à notre départ de Port-de-Paix, j’ai songé à remplacer le Malouin par un homme résolu qui fût comme lui un vrai matelot ; mais ne voulant pas éveiller de jalousie entre vous, frères, car tous vous êtes aptes à remplir ce poste, puisque beaucoup d’entre vous ont plusieurs fois commandé en chef des expéditions, je n’ai voulu prendre aucun matelot de l’équipage ; j’ai fait choix, ajouta-t-il en posant la main sur l’épaule du jeune homme dont le front rayonnait de joie et d’orgueil, j’ai fait choix de l’homme que voici ; déjà vous le connaissez, vous l’avez vu à l’œuvre ici-même ; c’est lui que je nomme lieutenant du brick-goélette Le Serpent que j’ai l’honneur de commander : reconnaissez donc Francœur en cette qualité et obéissez-lui pour tout ce qui regarde le service, comme vous y oblige la charte-partie volontairement consentie et signée par vous.

Ce discours fut suivi d’un murmure de satisfaction qui bientôt se changea en applaudissements unanimes.

Puis les aventuriers vinrent l’un après l’autre serrer la main du nouvel officier en lui promettant obéissance.

Ce devoir accompli, ils se rangèrent de nouveau derrière Montbars.

— Frères, dit alors Martial, je suis bien jeune pour aspirer à commander. des hommes tels que vous, mais oubliez mon âge, ne vous souvenez même plus de ce que vous m’avez vu faire à bord de notre pauvre Caïman, attendez pour me juger de m’avoir vu sérieusement à l’œuvre et soyez convaincus que, Dieu aidant, je justifierai le choix que Montbars a daigné faire de moi.