Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/77

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— Comment, n’êtes-vous pas Français ? s’écria-t-il, avec surprise.

— Qui sait quelle nationalité est la nôtre, monsieur ? répondit-il avec une ironie triste, puisque notre pays natal nous a reniés. Regardez autour de vous ; nous sommes dix, n’est-ce pas ? voici Drack qui est Anglais, Michel qui est Basque, Martial qui probablement est Espagnol et ainsi des autres ; non, monsieur, nous ne sommes pas Français et par conséquent nullement sujets du roi Louis ; nous sommes des oiseaux de proie, nous autres, que la fatalité a fait échouer sur un écueil, les Frères de la Côte, les flibustiers en un mot, les rois de l’Atlantique ; nous ne reconnaissons d’autre loi que celle que nous faisons nous-mêmes, d’autre maître que notre volonté ; ne nous parlez donc plus de bienveillance ni de protection royale, je vous prie, et traitez-nous comme nous méritons de l’être, c’est-à-dire comme des hommes libres qui ont conquis leur indépendance et sauront la conserver quoi qu’il arrive.

— Vive Montbars ! s’écrièrent les flibustiers électrisés par ces paroles.

— Mais, reprit M. d’Ogeron, si vous êtes libres comme vous le prétendez, pourquoi avez-vous reconnu la suzeraineté de la France ?

— Pardon, monsieur, voilà que vous confondez encore.

— Comment, je confonds ?

— Certes, et rien n’est plus facile à prouver. Ce n’est pas nous qui avons recours au gouvernement français dont jamais nous n’avons eu besoin, c’est le roi de France qui, au contraire, a envoyé ses agents parmi nous et a demandé notre aide contre l’Espagne, dont à juste titre la puissance dans le Nouveau-Monde l’effraye.

— Montbars ! Montbars ! murmura M. d’Ogeron en soupirant, il faut que vous haïssiez bien la France, cette noble terre, pour parler ainsi.

L’œil du flibustier lança un fulgurant éclair, mais il se contint.

— Monsieur, répondit-il d’une voix calme en s’inclinant devant le vieillard, tous nous vous aimons et vous respectons comme vous méritez de l’être. Loin de moi la pensée de vous offenser ou seulement de vous affliger ; vous êtes notre gouverneur, nous vous reconnaissons comme tel et nous serons toujours heureux de vous obéir en cette qualité ; mais n’oubliez pas que c’est à la condition expresse de respecter nos lois et nos coutumes et de ne jamais vous immiscer dans les affaires particulières de la flibuste ; cessez donc, je vous en conjure, cet entretien qui ne pourrait que nous aigrir sans intérêt pour vous ni pour nous ; laissons là le roi Louis XIV, qui est un grand et puissant monarque avec lequel nous ne voulons rien avoir à démêler dans le présent ni dans l’avenir, et revenons au motif qui nous réunit ici, c’est-à-dire au moyen que nous devons employer pour nous emparer de l’île de la Tortue dans le plus bref délai possible.

— C’est cela, dit Drack, que nous importent les rois, à nous ! vive la flibuste !

— Vive la flibuste ! répétèrent les Frères de la Côte.

M. d’Ogeron comprit qu’il ne devait pas insister davantage. Montbars avait, par ses paroles, détruit l’effet produit par son discours ; il soupira tristement et se résigna à attendre une meilleure occasion pour revenir sur un sujet qui était le vœu de sa vie.