Enfin, le plus jeune des deux releva subitement la tête, brisa sa pipe sur le plancher avec un geste de colère, et frappant du poing sur la table de façon à faire danser et s’entre-choquer gobelets et bouteilles :
— Vive Dieu ! s’écria-t-il d’une voix rude, ce beau muguet se moque de nous, à la fin ! Allons-nous demeurer ici éternellement ? Sur mon âme, il y a de quoi devenir enragé, de tant attendre !
Le vieillard releva doucement la tête, et, fixant un regard tranquille sur son compagnon :
— Patience, Pierre, dit-il d’une voix calme, il n’est pas tard encore.
— Patience ! cela vous est facile à dire, à vous, monsieur d’Ogeron, grommela celui auquel on avait donné le nom de Pierre : sais-je, moi, où ce diable incarné est fourré en ce moment ?
— Le sais-je plus que toi, mon ami ? et pourtant, tu le vois, j’attends sans me plaindre".
— Hum ! reprit Pierre, tout cela est bel et bon… Vous êtes son oncle, vous, au lieu que moi je suis son matelot, ce qui est bien différent.
— C’est juste, répondit en souriant M. d’Ogeron, et, en qualité de matelots, vous ne devez avoir rien de caché l’un pour l’autre, n’est-ce pas ?
— C’est cela même, monsieur. D’ailleurs, vous le savez aussi bien que moi, vous qui, dans votre jeunesse, avez longtemps fait la course contre les Gachupines.
— Et c’était le bon temps, Pierre, fit M. d’Ogeron en étouffant un soupir. J’étais heureux alors ; je n’avais ni chagrins ni soucis d’aucune sorte.
— Bah ! nul ne peut être et avoir été, monsieur. Vous étiez heureux alors, dites-vous ? Eh bien ! ne l’êtes-vous donc pas aujourd’hui ? Tous les Frères de la Côte, flibustiers, boucaniers ou habitants, vous aiment et vous révèrent comme un père ; moi le premier, nous nous ferions hacher pour vous. Sa Majesté, que Dieu protège, vous a nommé notre gouverneur : que pouvez-vous désirer de plus ?
— — Rien ; tu as raison, Pierre, répondit-il en hochant tristement la tête ; en effet, je ne saurais rien désirer de plus !
Il y eut un silence de quelques minutes. Ce fut le boucanier qui renoua l’entretien.
— Me permettez-vous de vous adresser une question, monsieur d’Ogeron ? dit-il avec une certaine hésitation dans la voix.
— Certes, mon ami, répondit le vieillard. Voyons donc cette question.
— Oh ! dame, j’ai peut-être tort de vous demander cela, reprit-il ; ma foi, c’est plus fort que moi, je le confesse.
— Bon ! va toujours. Que crains-tu ?
— Rien que de vous déplaire, monsieur d’Ogeron; vous savez que je n’ai pas la réputation d’être timide.
— Je le crois bien, toi, Pierre Legrand, un de nos plus hardis flibustiers, dont le nom seul fait trembler les Espagnols.
Pierre Legrand se redressa avec une satisfaction évidente à ce compliment mérité.