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LES CHASSEURS D'ABEILLES

— Ma foi ! señora, répondit-il en souriant, je vous avoue franchement que je serais assez embarrassé de vous répondre.

— Pourquoi donc cela, señor ?

— Par la raison toute simple que j’ignore complètement où je suis né.

— Cependant vous êtes hijo del país, Mexicain, enfin ?

— Tout me porte à le croire, señora, pourtant je n’en jurerais pas.

— Voilà qui est singulier ! Votre famille ne réside donc pas dans la province ?

Un nuage passa sur le front de don Fernando.

— Non, señora, répondit-il avec une certaine sécheresse.

La maîtresse de la maison comprit qu’elle avait touché une corde douloureuse, elle se hâta de changer de conversation.

— Vous connaissez sans doute don Pedro de Luna ? dit-elle.

— Fort peu, señora ; le hasard nous a fait rencontrer une fois seulement, il est vrai que ce fut dans une circonstance assez singulière pour qu’il en ait gardé le souvenir, mais il est possible que je n’entre jamais à l’hacienda.

— Vous auriez tort, caballero : don Pedro est un cristiano viejo[1] qui entend l’hospitalité à la mode des anciens jours : c’est le rendre heureux que de le mettre à même de l’exercer.

— Malheureusement des affaires importantes exigent impérieusement ma présence assez loin de lui, et je crains de n’avoir pas le temps de m’arrêter à l’hacienda.

— Pardon ! señor, dit alors don Estevan, vous n’avez pas, sans doute, l’intention d’entrer dans la prairie ?

— Pourquoi m’adressez-vous cette question, caballero ?

— Parce que nous sommes ici sur l’extrême frontière indienne, et que, à moins de rebrousser chemin, c’est vers le désert seulement qu’il vous est possible de vous diriger.

— C’est, en effet, dans le désert que je compte m’engager.

Don Estevan fit un geste d’étonnement.

— Pardonnez-moi si j’insiste, dit-il, mais sans doute vous ne connaissez pas ce désert dans lequel vous allez entrer.

— Pardonnez-moi, señor, je le connais fort bien, au contraire.

— Et le connaissant, vous osez vous hasarder à y aller seul ?

— Je crois vous avoir prouvé aujourd’hui, señor, répondit-il avec un sourire d’une expression indéfinissable, que j’ose bien des choses.

— Oui, oui, je sais que vous poussez le courage jusqu’à la plus grande témérité, mais ce que vous voulez faire est plus que de la témérité, c’est de la folie.

— De la folie, señor ! oh ! oh ! le mot me parait fort : est-ce qu’un homme résolu, bien armé et bien monté, a quelque chose à redouter des Indiens ?

— Si vous n’aviez qu’à vous défendre des Indiens et des bêtes fauves, je serais à la rigueur presque de votre avis, señor : un Blanc déterminé peut

  1. Vieux chrétien, expression usitée pour signifier les descendants des anciens conquérants, dont le sang s’est toujours conservé pur.