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LES CHASSEURS D’ABEILLES

silence depuis leur départ de son habitation, nous trouverions difficilement une halte plus agréable.

— Arrêtons-nous, soit, répondit don Fernando d’un air indifférent ; peu m’importe l’endroit où vous devez enfin me donner l’explication que je vous demande, pourvu que cette explication soit brève et franche.

— Franche, elle le sera, je vous le jure sur l’honneur ; brève, je ne puis en répondre, car j’ai à vous raconter une longue et triste histoire.

— À moi ? Et à quel propos, je vous prie ? Qu’ai-je besoin de la savoir ? Dites-moi seulement…

— Permettez, interrompit don Estevan en mettant pied à terre, ce que je vous raconterai vous touchera plus que vous ne le croyez ; bientôt vous en aurez la preuve.

Don Fernando haussa les épaules et descendit de cheval.

— Vous êtes fou ! « Dios me libre » ! dit-il. Puisque vous avez si bien écouté ma conversation de cette nuit, vous devriez pourtant savoir que je suis étranger et que ce qui se passe dans ce pays ne doit que fort médiocrement m’intéresser.

— « Quien sabe »[1] ! répondit sentencieusement don Estevan en se laissant tomber sur le sol du rancho avec un soupir de satisfaction.

Ce qui fut immédiatement imité par don Fernando, dont la curiosité commençait malgré lui à s’éveiller.

Lorsque les deux hommes furent confortablement étendus en face l’un de l’autre, don Estevan fixa un regard perçant sur son interlocuteur.

— Je vais vous parler de doña Hermosa, dit-il brusquement.

Surpris à l’improviste par cette parole, le Mexicain se sentit rougir, quelque effort qu’il lit pour vaincre son émotion.

— Ah ! fit-il d’une voix étranglée, doña Hermosa, la fille de don Pedro de Luna, n’est-ce pas ?

— C’est cela même ; en un mot, la jeune fille que vous avez sauvée il y a quelques jours à peine.

— À quoi bon rappeler cet événement ? tout autre à ma place aurait agi ainsi que je l’ai fait.

— C’est possible, mais je crois, sans craindre de passer pour sceptique, que vous êtes dans l’erreur. Mais là n’est pas la question pour vous. Vous avez, dis-je, sauvé doña Hermosa d’une mort horrible ! Dans le premier moment, obéissant malgré vous à un mouvement secret d’orgueil, vous vous êtes brusquement séparé d’elle, résolu à retourner dans le désert et à ne plus vous trouver en face de celle qui vous avait une si grande obligation.

Étonné et contrarié à la fois de se voir si bien deviné, don Fernando coupa brusquement la parole à son interlocuteur.

— Au fait, s’il vous plaît, caballero, dit-il d’une voix brève, mieux vaudrait pour vous arriver tout de suite à l’explication que je vous demande que de vous lancer dans des suppositions fort ingénieuses sans doute, mais qui ont le tort d’être complètement fausses.

  1. Qui sait ? Expression proverbiale.