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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— C’est vrai. Après cela, peut-être ne vous doutiez-vous pas que j’étais si près de vous ?

Le cavalier haussa les épaules.

— Je ne veux même pas vous demander, dit-il, le nom de l’homme qui vous a commandé ma mort. Tenez, voilà votre couteau, dont je n’ai que faire ; allez-vous-en ; je vous méprise trop pour vous craindre. Adieu !

En disant cela, le cavalier s’était levé et avait congédié le bandit d’un geste plein de majesté et de dédain.

Le lepero demeura un instant immobile, puis, saluant profondément son généreux ennemi :

— Merci ! Seigneurie, dit-il d’une voix légèrement émue ; vous valez mieux que moi ; c’est égal, je vous prouverai que je ne suis pas aussi coquin que vous le supposez et qu’il y a encore quelque chose chez moi qui n’est pas complètement gâté.

Le cavalier ne lui répondit pas et lui tourna le dos en haussant les épaules.

Le lepero le regarda s’éloigner avec une expression dont ses traits farouches semblaient incapables ; un mélange de tristesse et de reconnaissance imprimait à sa physionomie un cachet tout différent de celui qui lui était habituel.

— Il ne me croit pas, murmura-t-il, — nous avons déjà remarqué qu’il avait un goût prononcé pour les monologues, — il ne me croit pas ; au fait pourquoi ajouterait-il foi à mes paroles ? tant pis ! ce sera dur, mais un honnête homme n’a que sa parole, je lui prouverai qu’il ne méconnaît pas encore. En route !

Réconforté par ces paroles, le bandit retourna au rocher derrière lequel il s’était primitivement embusqué ; en passant, il ramassa son rifle, puis, tournant le rocher, il détacha son cheval qu’il avait caché dans un enfoncement, lui remit la bride, sauta en selle et s’éloigna au galop après avoir jeté un regard en arrière en murmurant avec un accent de sincère admiration :

— Caraï ! quel rude homme ! quelle forte nature ! quel malheur, si on le tuait derrière un buisson comme un antilope ! Vive Dios ! ce ne sera pas, si je puis l’empêcher, foi de Zapote !

Il traversa à gué le rio Vermejo et ne tarda pas à disparaître au milieu des hautes herbes qui bordaient la rive opposée.

Lorsque l’inconnu se fut assuré du départ du lepero, il calcula l’heure à l’ombre démesurément allongée des arbres, et, après avoir attentivement regardé autour de lui, il poussa un sifflement aigu et prolongé qui, bien que contenu, fut cependant répété par les échos de la rive, tant le son en était puissant.

Au bout de quelques secondes un hennissement éloigné se fit entendre, suivi presque immédiatement d’un galop précipité semblable aux roulements d’un tonnerre lointain.

Peu à peu le bruit se rapprocha, les branches craquèrent, les buissons furent écartés violemment, et le mustang de l’inconnu parut sur la lisière d’un bois peu éloigné.