Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
LES CHASSEURS D’ABEILLES

je l’espère, où vous me jugerez comme je mérite de l’être ; ce que je désire seulement maintenant, c’est que vous ne vous trompiez pas sur la démarche que je fais auprès de vous.

— Alors, puisqu’il en est ainsi, veuillez vous expliquer clairement, afin que je sache positivement à quoi m’en tenir sur vos intentions.

— Soit ! caballero, je sors de Palermo.

— De Palermo ! ah ! très bien, fit don Gusman avec un imperceptible tressaillement.

— Oui, et savez-vous ce qu’on faisait à Palermo ce soir ?

— Ma foi ! non, je vous avoue que je m’occupe peu de ce que fait le dictateur, surtout lorsqu’il est retiré à sa quinta : on dansait et l’on riait, je suppose.

— Oui, en effet, on dansait et l’on riait, don Gusman.

— Ma foi ! reprit celui-ci avec une bonhomie feinte ou réelle, je ne me croyais pas un aussi habile sorcier.

— Effectivement, vous avez deviné une partie de ce qu’on faisait, mais ce n’est pas tout.

— Diable ! vous m’intriguez, fit don Gusman d’une voix sardonique ; je ne vois pas trop ce que pouvait faire l’excellentissime général lorsqu’il ne dansait pas, à moins qu’il ne s’occupât à signer des mandats d’amener contre les suspects : l’excellentissime général est doué d’une si grande ardeur pour le travail !

— Cette fois, vous avez complètement deviné, répondit le colonel sans paraître remarquer l’intonation ironique de son interlocuteur.

— Et parmi ces ordres il s’en trouvait probablement un me concernant particulièrement ?…

— Juste, répondit don Bernardo avec un sourire charmant.

— Fort bien, continua don Gusman ; le reste est tout simple, vous avez été chargé de le mettre à exécution.

— En effet, caballero, répondit froidement le colonel.

— Je l’eusse parié ; cet ordre vous enjoint ?

— De vous arrêter.

À peine le colonel avait-il articulé ces deux mots avec une nonchalance charmante, que don Gusman s’était subitement dressé devant lui, un pistolet à chaque main.

— Oh ! oh ! fit-il résolument, un pareil ordre est plus facile à donner qu’à exécuter, lorsque celui qu’il faut arrêter se nomme don Gusman de Ribeyra.

Le colonel n’avait pas fait un mouvement : il était demeuré à demi étendu sur son fauteuil, dans la pose d’un ami en visite ; il invita du geste le gentilhomme à reprendre son siège.

— Vous ne me comprenez pas, lui dit-il d’un ton indifférent : si réellement j’avais eu l’intention d’exécuter l’ordre que j’ai reçu, rien ne m’aurait été plus facile, d’autant plus que vous-même m’en auriez fourni les moyens.

— Moi ! s’écria le gentilhomme avec un rire nerveux.

— Parfaitement : vous êtes déterminé, vous auriez résisté, vous venez de me le prouver ; eh bien ! que serait-il arrivé ? Je vous aurais tué, et tout