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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Dans l’intérieur du toldo, ainsi que se nomment ces misérables masures, on entendait les chants et les rires des bouviers et des muletiers se mêlant aux accords d’une vibuela raclée désespérément avec le dos de la main et aux accents aigres et criards du maître de poste, dont la voix glapissante cherchait, mais vainement, à dominer le vacarme et à organiser le désordre en le rendant moins bruyant.

En ce moment, le galop rapide de plusieurs chevaux se fit entendre, et deux troupes de cavaliers, débouchant de deux points diamétralement opposés, s’arrêtèrent comme d’un commun accord devant le portillon de la maison, après avoir traversé avec une habileté extrême les divers campements établis devant le relais dont ils obstruaient les avenues.

De ces deux troupes, la première, composée de six cavaliers seulement, venait, du côté de Mendoza ; la seconde arrivait au contraire de l’intérieur de la pampa ; celle-là comprenait une trentaine d’individus au moins.

L’apparition imprévue de ces deux troupes fit comme par enchantement cesser le tapage que jusqu’à ce moment le ranchero ou maître de la maison n’avait pu parvenir à apaiser, et un silence de mort plana presque instantanément sur cette réunion, si joyeuse et si insouciante quelques secondes auparavant.

Les bouviers et les arrieros se glissèrent comme des ombres hors de la maison et regagnèrent leurs campements respectifs d’un pas furtif en échangeant entre eux des regards inquiets, si bien que la grande salle, se trouva vide en un clin d’œil, et que le ranchero put s’avancer facilement au-devant des hôtes inattendus qui lui arrivaient.

Mais à peine atteignit-il le seuil de sa porte et eut-il jeté un regard au dehors, qu’une pâleur mortelle envahit son visage, un tremblement convulsif agita son corps, et ce fut d’une voix presque inintelligible qu’il parvint à balbutier la phrase de bienvenue sacramentelle dans l’Amérique du Sud :

Ave, Maria purissima, dit-il.

Sin pecado concebida, répondit d’une voix rude un cavalier de haute taille, aux traits durs et aux regards farouches, qui semblait être le chef de la troupe la plus nombreuse.

Nous ferons observer que la seconde troupe paraissait partager jusqu’à un certain point la terreur qu’éprouvaient les habitants du relais, et qu’ayant aperçu la première troupe avant que celle-ci se doutât de sa présence, les six cavaliers avaient prudemment ralenti le pas de leurs chevaux et s’étaient autant que possible rejetés dans l’ombre, peu désireux, selon toute probabilité, d’être découverts à l’improviste par les dangereux compagnons de voyage que le hasard ou la mauvaise fortune leur imposait si malencontreusement.

Mais quels étaient ces hommes, dont l’aspect seul suffisait pour inspirer une épouvante générale, et faire trembler comme des enfants ou des femmes timides, ces hardis explorateurs du désert, dont la vie est une lutte continuelle contre les Indiens et les bêtes fauves, et qui avaient si souvent vu la mort sans pâlir, qu’ils en étaient presque arrivés à nier qu’elle pût jamais les atteindre ?

Nous allons le dire en deux mots.