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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Valga me Dios ! s’écria-t-il en lançant un regard furibond au pauvre diable transi de peur devant lui, serais-je sans m’en douter tombé dans un nid de serpents ? cette ignoble cabane servirait-elle de repaire à des salvajes unitarios ? Réponds, misérable ! si tu ne veux pas que ta langue menteuse soit arrachée et jetée aux chiens !

Le chef de poste devint vert d’épouvante en entendant cette menace, qu’il savait ces hommes capables d’exécuter, et surtout au nom de salvajes unitarios, épithète qui servait à désigner les ennemis de Rosas, et qui toujours était le prélude d’un massacre.

— Señor général,… s’écria-t-il en faisant un effort héroïque pour prononcer quelques mots.

— Je ne suis pas général, imbécile ! interrompit le colorado d’une voix radoucie, intérieurement flatté dans son orgueil par ce titre sonore, si libéralement octroyé par le ranchero. Je ne suis pas général, bien que j’espère le devenir un jour, je ne suis encore que teniente, — lieutenant, — ce qui est déjà un fort beau grade : ainsi ne m’appelle pas autrement quant à présent ; maintenant continue.

— Señor teniente, reprit le ranchero un peu rassuré, il n’y a ici que de bons amis du benemerito général Rosas, nous sommes tous federales.

— Hum ! reprit le terrible lieutenant d’un air peu convaincu, j’en doute : vous êtes bien près de Montevideo, vous autres, pour être réellement Rosistas.

Nous constaterons ici que, dans toutes les provinces argentines, une seule ville eut le généreux courage de protester contre la sauvage tyrannie du féroce dictateur. Cette ville, que son dévouement à la noble cause de la liberté a rendue à jamais célèbre dans le nouveau comme dans l’ancien monde, est Montevideo. Résolue à périr, s’il le fallait, pour la cause sainte qu’elle avait embrassée, elle soutint héroïquement un siège de neuf années contre les troupes de Rosas, dont les efforts impuissants vinrent constamment se briser au pied de ses murailles.

— Señor teniente, reprit obséquieusement le ranchero, les gens qu’on rencontre ici sont tous des arrieros ou des carreteros qui ne font que passer et ne s’occupent nullement de politique.

Cette insinuation, toute adroite que la supposât le maître de poste, n’obtint cependant aucun succès auprès de l’officier colorado.

— Vive Dios ! dit-il d’un air rogue, nous verrons bien, et malheur au traître que je découvrirai ! Luco, continua-t-il en s’adressant à son cabo ou caporal, allez un peu avec quelques hommes réveiller ces bêtes brutes, et amenez-les ici tout de suite ; si quelques-uns dorment trop profondément, ne craignez pas de les piquer avec la pointe de vos sabres, cela les émoustillera et les excitera à obéir plus vite.

Le cabo sourit sournoisement et sortit aussitôt pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

Le lieutenant, après avoir adressé au ranchero quelques autres questions de moindre importance, se décida enfin à prendre place sur l’estrade qui régnait tout autour de la salle, et afin d’attendre patiemment le retour de son