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LES CHASSEURS D’ABEILLES

rendu sa tâche facile en rentrant dans la salle de leur propre mouvement ; pourtant le digne sous-officier, jaloux probablement de bien accomplir son devoir, avait, accompagné d’une demi-douzaine de soldats, parcouru les divers campements, passant la lame de son sabre entre les ballots, regardant dans l’intérieur des galeras, enfin furetant partout avec l’habitude et la finesse d’un vieux limier impossible à mettre en défaut.

Convaincu pourtant, après les plus minutieuses recherches, que tous ceux qu’il pourchassait ainsi étaient rentrés dans la maison, il se prépara à faire comme eux ; mais, le bruit qu’il entendait dans l’intérieur lui prouvant que tout allait bien, du moins pour le moment, il changea d’avis en congédiant, sous le premier prétexte venu, les soldats qui étaient demeurés auprès de lui et qui ne demandaient pas mieux que de prendre leur part de la fête : il resta au dehors.

Dès qu’il fut seul, le caporal changea subitement d’allure ; après s’être assuré que nul œil indiscret ne surveillait ses mouvements, il tordit une cigarette entre ses doigts, l’alluma, et en se promenant de long en large de l’air indifférent d’un flâneur qui respire le frais, il s’éloigna insensiblement du portillo auprès duquel il était demeuré jusque-là.

Après dix minutes environ de ce manège, qui ne ressemblait pas mal à la manœuvre d’un navire que le vent contraire oblige à louvoyer pour s’éloigner d’un port, il se trouva avoir dépassé les campements des charretiers et être assez éloigné de la maison pour que, grâce à l’obscurité qui couvrait la terre, il ne fût pas possible de l’apercevoir même à une légère distance. Alors il s’arrêta, jeta un regard perçant et investigateur autour de lui et lança en l’air sa cigarette allumée.

Le léger pajillo décrivit une parabole brillante dans l’espace, puis retomba sur le sol, où le caporal l’éteignit en posant le pied dessus.

Au même moment une ligne de feu sillonna l’obscurité à une faible distance du soldat.

— Bon ! grommela à part lui celui-ci, voilà où il s’agit d’être prudent.

Il inspecta une seconde fois les environs, puis, rassuré par l’épaisseur des ténèbres qui régnaient autour de lui, il exécuta résolument une pointe dans l’obscurité, en fredonnant à demi-voix ces trois vers d’une chanson bien connue dans les pampas :


O Libertad preciosa,
No comparada al oro
Ni al bien mayor de la espaciosa tierra.[1]


Au même instant, une voix faible comme un souffle continua par les deux vers suivants :


Mas rica y mas gozosa
Que el mas precioso tesoro.[2]

  1. O liberté précieuse ! on ne le peut comparer à l’or ni au bien le plus grand de l’immense terre.
  2. Plus riche et plus chérie que le plus précieux trésor…