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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Merci, Luco, lui dit-il en lui tendant la main, tu es une bonne et dévouée créature.

— Et pourtant, malgré le bonheur que j’éprouve à vous voir, j’aurais préféré que vous ne fussiez pas arrivé si à l’improviste ; mi amo, les temps sont mauvais, le tyran est plus puissant que jamais à Buenos-Ayres.

— Je le sais ; malheureusement je n’ai pu remettre mon voyage, malgré les périls auxquels je savais que je serais exposé.

— Valga me Dios, Seigneurie, c’est une terrible vie que celle que nous menons.

— Enfin, que veux-tu ? muchacho, il nous faut prendre notre parti de ce que nous ne pouvons empêcher.

— As-tu exécuté tous mes ordres ?

— Tous, oui, mi amo ; votre frère est prévenu ; malheureusement je n’ai pu aller moi-même l’avertir ; j’ai été forcé de lui expédier un gaucho que je ne connais que fort peu ; mais soyez tranquille, Seigneurie, votre frère ne manquera pas au rendez-vous ; il sera ici dans quelques heures.

— Bien ; mais tu es arrivé en bien nombreuse compagnie, il me semble.

— Hélas ! je n’ai pu faire autrement : je suis surveillé de près, vous le savez, mi amo ; il m’a fallu employer les moyens les plus extraordinaires pour décider le lieutenant à pousser une pointe jusqu’ici.

— Il s’en est peu fallu que nous nous soyons rencontrés nez à nez avec lui.

— Oui, et j’ai bien eu peur en ce moment, car je vous avais reconnu déjà, Seigneurie. Dieu sait ce qui serait arrivé d’une telle rencontre !

— En effet : ce lieutenant est-il un bon ?

Luco secoua tristement la tête.

— Lui, mi amo, prenez garde, c’est un des plus féroces Mas horqueros de ce chien malvado de Rosas.

— Diable ! fit don Leoncio d’un air soucieux ; je crains bien, mon pauvre Luco, que ta trop grande confiance ne nous ai fait tomber dans un guêpier d’où nous aurons bien de la peine à sortir sains et saufs.

— La position est difficile, je ne vous le cache pas ; il faut user d’une extrême prudence, et ne pas vous laisser dépister ; le principal est de gagner du temps.

— Oui, fit don Leoncio tout songeur.

— Combien êtes-vous ? demanda don Diego en se mêlant à la conversation.

— Trente-cinq en comptant le lieutenant, Seigneurie, mais, je vous l’ai dit, c’est un démon incarné, il en vaut quatre à lui seul.

— Bah ! reprit légèrement don Diego en caressant complaisamment sa moustache blonde, nous sommes sept en te comptant, mon brave.

— Quel est ce lieutenant ?

— C’est don Torribio, l’ancien gaucho.

— Oh ! s’écria don Leoncio avec un geste de dégoût, Torribio Deguello[1]

— Voto a brios ! reprit don Diego, j’aurais plaisir à lui tenir un peu le genou sur la poitrine, à ce misérable. Voyons, que faisons-nous ?

  1. Littéralement, Torribio l’égorgeur.