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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/17

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Depuis plusieurs heures déjà il marchait ainsi sans avoir ralenti l’allure de son cheval, s’enfonçant de plus en plus dans la forêt.

Il avait traversé, à gué, plusieurs rivières, franchi des ravins escarpés, entendant à peu de distance à droite et à gauche les rauquements sourds des jaguars et les miaulements ironiques des chats-tigres qui semblaient le poursuivre de leurs menaçants hurlements.

Lui ne s’inquiétait pas de ces cris et de ces rumeurs, il avançait toujours, bien que d’instant en instant la forêt prît un aspect plus sauvage et plus désolé.

Les buissons et les arbres de basse futaie avaient disparu pour faire place à des mahoganys gigantesques, à des chênes-lièges séculaires et à des acajous dont les sombres ramures formaient des arceaux de verdure à quatre-vingts pieds au-dessus de sa tête ; la sente s’était élargie et se dirigeait en pente douce vers une colline de médiocre élévation complètement dégarnie d’arbres.

Arrivé au pied de la colline, l’inconnu s’arrêta, puis, sans descendre de cheval, il jeta aux environs un regard circulaire et investigateur.

Le calme de la mort régnait autour de lui : les hurlements des bêtes fauves se perdaient dans le lointain ; on n’entendait d’autre bruit que celui d’un mince filet d’eau qui suintait à travers les fentes d’un rocher et tombait d’une hauteur de trois à quatre mètres dans un réservoir naturel.

Le ciel, d’un bleu profond, était pailleté d’un nombre infini d’étoiles brillantes, et la lune, nageant au milieu d’un flot de nuages blanchâtres, déversait à profusion ses rayons argentés sur la colline, dont les pentes fantastiquement éclairées formaient un étrange et saisissant contraste avec le reste du paysage, plongé dans une obscurité complète.

Pendant quelques minutes, l’inconnu conserva une immobilité de statue, prêtant avec le plus grand soin l’oreille au moindre bruit, la main sur ses armes, prêt à faire feu à la plus légère apparence de danger.

Convaincu enfin probablement que tout était calme aux environs et que rien d’insolite ne troublait le silence de la solitude, il fit un geste pour mettre pied à terre, mais tout à coup son cheval releva la tête par un mouvement brusque, coucha les oreilles et respira l’air avec force à plusieurs reprises.

Soudain un craquement violent se fit entendre dans les broussailles, un élan magnifique se leva du milieu des buissons et, bondissant tout effarouché à peu de distance du cavalier, il traversa rapidement la sente en secouant ses ramures d’un air effaré et disparut dans l’obscurité.

Pendant quelques instants le bruit de sa course précipitée résonna sur les feuilles sèches qu’il foulait d’un pas de plus en plus agile.

L’inconnu, par un mouvement presque imperceptible de pression, fit peu à peu rétrograder son cheval jusqu’au pied du monticule, la tête toujours tournée vers la forêt comme une sentinelle vigilante qui se replie devant une force qu’elle suppose supérieure.

Arrivé à l’endroit qu’il voulait atteindre, l’inconnu sauta légèrement à terre et, se faisant un rempart du corps de son cheval, il épaula son rifle, en posa l’extrémité du canon sur la selle et attendit.