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LES CHASSEURS D’ABEILLES

n’avez eu aucun rapport avec le Chat-Tigre, cela ne fait pas le moindre doute, mais qu’importe ? Cet homme est un ténébreux scélérat dont l’existence maudite se passe à faire le mal pour le plaisir de le faire la plupart du temps. Don Pedro de Luna est honoré et aimé de tous ceux qui le connaissent ; doña Hermosa est respectée des Apaches eux-mêmes, les plus féroces Peaux-Rouges de la prairie : de là probablement la haine qu’il porte à la famille de l’haciendero. Avec un tel homme on n’a pas le droit d’être impunément bon et honnête, tous les cœurs loyaux doivent naturellement être ses ennemis, cela se comprend ; un homme, si bas qu’il soit tombé, se souvient toujours de la chute effroyable qu’il a faite et de la position que ses crimes lui ont fait perdre ; il ne pardonne pas son avilissement à la société, mais, comme il ne peut se venger sur elle en bloc, il lui déclare la guerre en détail, s’attaquant à tous ceux qu’il peut atteindre, et se vengeant sur eux des fautes qu’il a commises ; voilà la seule cause de la haine du Chat-Tigre contre don Pedro ; n’en cherchez pas d’autre, mon ami, il n’y en a pas.

— Oui, vous avez raison, répondit don Estevan d’un ton soucieux, ce doit être cela.

— Mon Dieu ! oui ; croyez-moi, je connais ce monstre de longue date, puisque c’est lui qui m’a élevé : mais brisons là ; maintenant que la position est nettement dessinée, que prétendez-vous faire ?

— Je vous avoue que je me trouve dans un grand embarras et que je ne sais comment en sortir ; comment renverser des machinations dont on ignore la portée, contrecarrer des projets dont le but est inconnu : voilà où pour moi est la difficulté.

— Je crois qu’il serait bon, surtout, de laisser la famille dans l’ignorance la plus complète sur nos soupçons, fit observer ña Manuela.

— Dites notre certitude, señora, reprit don Fernando. Du reste je partage entièrement votre avis : il nous est facile d’entourer don Pedro et sa fille d’une protection occulte, sans qu’ils puissent se douter du danger qui les menace ; puis, si la position devenait trop tendue, les prétextes ne manqueraient pas pour les obliger à veiller eux-mêmes à leur sûreté.

— Oh ! oui ! s’écria avec feu don Estevan, il est important qu’ils ne se doutent de rien, doña Hermosa surtout, si impressionnable ! Pauvre enfant ! elle ne fera que trop tôt connaissance avec l’adversité, si nos craintes se réalisent ! Voyons ! Fernando, mon ami, conseillez-nous ! vous seul pouvez nous venir en aide dans cette circonstance difficile.

— Tout ce qui sera humainement possible de faire pour sauver ceux que vous aimez, je le ferai.

— Merci ! pourquoi ne pas dire que vous aimez vous-même, car déjà vous leur avez rendu un immense service ?

— Hélas ! mon ami, fit le jeune homme avec un soupir, que suis-je, moi, misérable aventurier, pour oser lever les yeux aussi haut ? Je ne suis et je ne dois remplir auprès de doña Hermosa que l’office d’un bon chien de garde qui sauve son maître et meurt à ses pieds.

Ceci fut dit avec un tel sentiment de tristesse et d’abnégation, que don