Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
LES CHASSEURS D’ABEILLES

raison et la certitude acquise d’un mariage convenu d’avance et auquel par cela même il semble impossible de se soustraire.

Telle était, sans qu’elle le soupçonnât en aucune façon, la position de doña Hermosa vis-à-vis de son cousin ; diverses raisons d’âge et de convenance avaient fait retarder jusqu’au jour où nous sommes arrivés le mariage auquel cependant don Pedro attachait un grand intérêt, soit à cause de l’immense fortune de son gendre futur, soit parce qu’il était persuadé qu’il ferait le bonheur de sa fille.

Les choses allèrent ainsi entre les deux jeunes gens sans qu’aucun incident digne de remarque vînt troubler l’azur de leurs relations, jusqu’au moment où étaient arrivés à doña Hermosa, dans la prairie, les événements que nous avons rapportés plus haut : mais dès la première visite que le jeune homme fit à sa fiancée, après son retour dans l’hacienda de las Norias, il s’aperçut, avec cette clairvoyance que donne l’amour, que doña Hermosa ne le recevait pas avec ce laisser-aller et cette franchise de langage et de manières qu’il était accoutumé à trouver en elle.

La jeune fille semblait triste, rêveuse, elle répondait à peine aux questions qu’il lui adressait, et ne paraissait aucunement comprendre les allusions détournées qu’il hasardait sur leur prochaine union.

Don Torribio attribua d’abord ce changement subit à une de ces influences nerveuses auxquelles, à leur insu, sont sujettes les jeunes filles ; il la crut malade, et se retira sans soupçonner qu’un autre eût pris, dans le cœur de sa fiancée, la place qu’il croyait occuper seul.

D’ailleurs, sur qui ses soupçons, s’il en avait eu, auraient-ils pu tomber ? Don Pedro vivait extrêmement retiré, ne recevant qu’à de longs intervalles la visite de vieux amis, mariés pour la plupart, ou ayant depuis longtemps passé l’âge de l’être.

Il n’était pas supposable que pendant les deux jours que doña Hermosa avait passés dans la prairie, au milieu des Peaux-Rouges, elle eût fait la rencontre d’un homme dont la figure et les manières eussent pu produire quelque effet sur son cœur.

Cependant don Torribio fut bientôt forcé de reconnaître, malgré lui, que ce qu’il avait d’abord pris pour un caprice de jeune fille était une résolution arrêtée ; en un mot, que, si doña Hermosa conservait toujours pour lui l’amitié à laquelle avait droit le compagnon de son enfance, l’amour, si jamais il avait existé dans son cœur, avait fui sans retour.

Dès qu’il eut acquis cette certitude, le jeune homme s’inquiéta sérieusement ; l’amour qu’il éprouvait pour sa cousine était profond et sincère ; il lui avait laissé prendre dans sa vie une trop grande part pour qu’il lui fût possible d’y renoncer. Il vit avec désespoir s’écrouler tous ses plans de bonheur pour l’avenir, et, l’âme navrée, il résolut d’avoir avec la jeune fille une explication devenue indispensable, et qui lui fît connaître ce qu’il devait craindre ou espérer.

C’était dans le but de demander cette explication à doña Hermosa que, au lieu de retourner à San-Lucar, qu’il habitait, il avait prié les vaqueros de le guider vers l’hacienda del Cormillo ; mais dès que ses compagnons l’eurent